Moka au bar
au cà phê hòa tan
Une odeur de lait chaud me cueille au petit matin, surpris comme un vieux chat qui aurait loupé une marche, une odeur de lait chaud qui me fait instantanément penser au salon d’un hôtel de Londres, non loin de la gare dont le nom est associé à l’ours. Paddington. Odeur de café brûlant… de tartines grillées… de confiture… odeur de bacon grillé et de scrambled eggs… On est au Royaume-Uni tout de même et le breakfast ne saurait se satisfaire d’une combinaison de petites choses qu’on trouverait dans un hôtel à quelques centaines de mètres du Mont Saint-Michel.
L’odeur du lait chaud… odeur d’enfance, de lait chauffé dans une casserole en fer blanc dans lequel ma grand-mère faisait fondre un sucre et versait une cuiller à café d’eau de fleur d’oranger, recette de mémé dont elle disait que ça aidait à s’endormir… je ne sais pas si c’était vrai mais rien que pour le goût et les sensations, c’était un velours pour l’âme et pour les sens. Une larme au coin de l’œil à l’évocation de ce souvenir si précieux.
Ne pas se laisser envahir. Surtout pas. Pas maintenant.
Retour au Vietnam.
Photo © Jared Yeh
Ca trù
https://theswedishparrot.com/swedish/wp-content/uploads/2018/11/Ca-trù‑1.mp3Hà Nội
Hôtel dans une de ces maisons tubes qu’on trouve partout à Hà Nội, Vietnam nord, maisons étroites et tout en longueur pour éviter de payer des taxes sur la devanture. Hôtel simple, personnel un peu maladroit mais serviable.
La nuit où je suis arrivé, le gardien ronflait affalé sur un tas de valises, désarticulé dans son pantalon de costume trop étroit et sa chemise blanche froissée qui n’avait plus de blanche et de repassée que le souvenir des jours heureux. Avant le communisme, certainement.
Je prends le petit déjeuner sur le toit, où se trouve une piscinette sur un angle, derrière une vitre qui ne donne pas envie de s’en approcher. En sirotant une bia hà nội glacée, je peux voir d’ici le mausolée de l’oncle Hô. Mais ce n’est pas la bière qui me donne des frissons. Des frissons par 45°C. On m’avait prévenu, on ne part pas à Hà Nội en plein mois d’août, les températures sont insoutenables et le ciel d’un gris plombé qui plaque la pollution au sol dans une atmosphère si humide que j’ai l’impression qu’il bruine sur ma peau.
Bữa sáng. Petit déjeuner dans une salle impersonnelle. Faux buffet continental. Des mi xào aux légumes, au poulet, plus ou moins épicées. Mais surtout, un café exceptionnel. Certainement un café industriel acheté en sac de 20kg à un grossiste qui ne fournit que les hôtels à touristes, mais alors un café… impossible de s’arrêter, je pouvais en boire cinq à six tasses à la suite, quitte à ressentir des palpitations infernales.
Je l’imaginais descendre seul, à pied, des pentes embrumées de la campagne frontalière de la Chine, prêt à être torréfié, tassé dans des sacs en toile de jute sur lesquels étaient peints au pochoir des monosyllabes agrémentées d’accents diacritiques qu’un œil profane comme le mien, malgré de lointains cours de chinois, n’arrive pas à distinguer. Toutes les lettres se disent de la même manière dans mon esprit (sauf la soupe, phở, qui ne se dit pas “fo”, à moins de vouloir attirer des rires moqueurs, parce que la rue par exemple, ça s’écrit aussi phố, et adjoint, ça s’écrit phó…).
Un café au goût exceptionnel dont je buvais chaque gorgée comme on se repaît d’un nectar de fruits tropicaux. Un café divin, que le Bouddha lui-même a certainement dû boire un jour, sans quoi il n’aurait pas connu l’éveil…
Toute mon expérience vietnamienne gravite autour de ce breuvage d’une intensité rare, aux arrières-goûts de chocolat qu’on ne trouvera nulle part ailleurs dans le monde. S’il fallait que je choisisse entre le temple de la littérature avec ses jardins pleins de stèles en forme de tortues, le mausolée de Hô avec son décorum militaire et ses soldats en uniforme blanc, figés dans une attitude marmoréenne, et les devantures du vieux quartier ou de Phố Hàng Bông, eh bien je choisirais le café vietnamien. What else ?
Tout autre café ne trouve plus aucune grâce à mes yeux.
Cà phê hòa tan
Café instantané. En sachet… lyophilisé… en poudre… café, lait, sucre… comme on dit en viet, 3 trong 1… 3 en 1… Pratique, déjà dosé, ne reste plus qu’à verser l’eau chaude et à touiller et vous avez un café au lait sucré comme on en boit en Asie du sud-est. Sur ma terrasse un peu ombragée sous des canisses rongées par le suc de l’érable qui verdit tout ce qu’il touche, allongé comme un chien errant sur une route déserte, je déguste mon cà phê à peine chaud en lisant d’un œil distrait l’essai d’iconographie analytique de Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau… ça a l’air rude au premier abord, mais comme toujours chez Arasse, l’homme fait du sujet presque un amusement, une badinerie un peu primesautière, tant et si bien que ça finit par se lire comme une brochure de voyage.
Le sommeil me gagne… de toute façon, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans ma petite bulle… J’ai déjà les mains râpées par la terre que j’ai retournée, le teint légèrement hâlé d’avoir trop travaillé au jardin, un peu de transpiration sur les tempes, qu’un léger brin d’air a fini par sécher… il est temps de ne rien faire, de juste boire un café, et de lire. L’esprit plus libre, moins encombré, surtout pour lire une des plus grands spécialistes de l’histoire de l’art italien et de la Renaissance, il faut au moins ça.
Ça… et un bon cà phê.
Les pages se tournent, mais avant cela, il faut les lire. Arasse citant Machiavel :
« Le soir tombe, je retourne au logis. Je pénètre dans mon cabinet et, dès le seuil, je me dépouille de la défroque de tous les jours, couverte de fange et de boue, pour revêtir des habits de cour royale et pontificale ; ainsi honorablement accoutré, j’entre dans les cours antiques des hommes de l’Antiquité. Là, accueilli avec affabilité par eux, je me repais de l’aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Là, nulle honte à parler avec eux, en vertu de leur humanité, ils me répondent. Et, durant quatre heures de temps, je ne sens pas le moindre ennui, j’oublie tous mes tourments, je cesse de redouter la pauvreté, la mort même ne m’effraie pas. »
Hà-nôi , Tonkin , Indochine. Des boutiques et des flamboyants en fleurs dans la « rue des Paniers », par Léon Busy, autochrome. 1915. © Collection Albert Kahn
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