Je parie que la plupart des lecteurs du blog n’ont jamais entendu parler de la pierre d’Euville.
Et pourtant, ce matériau de construction a donné quelques uns des monuments les plus célèbres de France. Mais avant de vous en dire plus, plongeons-nous dans l’histoire… afin de découvrir l’épopée nationale et internationale de cette pierre meusienne.
La pierre d’Euville, c’est quoi ?
D’après Wikipedia, la pierre d’Euville est un type de pierre utilisé dans la construction de nombreux bâtiments. C’est une pierre de calcaire à entroques beige rosé et jaunâtre du Jurassique supérieur.
Un entroque correspond aux restes de tiges de crinoïde fossilisés (cousins des oursins et des étoiles de mer).
Pourquoi Euville ?
Euville, c’est le nom d’un gros village de 1600 habitants du département de la Meuse [55], situé à trois kilomètres seulement de Commercy.
Commercy, ça ne vous rappelle rien ?
Si si, les fameuses madeleines !
(Par ailleurs, la recette est ici sur le blog !)
Mais revenons à Euville.
La commune abrite depuis des siècles des carrières de pierre : le fameux calcaire d’Euville.
Mais pour être plus précis, la pierre d’Euville est aussi exploitée à Géville et Commercy, dans les côtes de Meuse.
Par le passé, d’autres carrières plus anciennes existaient à Sorcy et Lérouville, mais elles ont fermé depuis.
La seule carrière de pierre d’Euville encore en activité est exploitée par Rocamat, le leader français de l’extraction de roche calcaire. L’entreprise extrait entre 60 et 80 m³ de pierre par semaine. Le matériau est vendu à des tailleurs de pierre en France, au Benelux et même en Angleterre. L’entreprise est aujourd’hui la seule à produire la fameuse pierre d’Euville… à Euville !
Pourquoi la pierre d’Euville est-elle appréciée ?
Les architectes ont eu un coup de cœur pour cette pierre d’une extrême blancheur. Ceci est dû à l’absence d’oxyde de fer, contrairement à la pierre de Jaumont – la pierre fétiche de Metz – avec sa couleur jaune-miel. Son grain très fin lui a valu une belle réputation en France et en Europe.
Mais surtout, la pierre d’Euville ne se fend pas sous l’action du gel et résiste aux intempéries !
La pierre de Sorcy : matériau lorrain au moyen–âge
Au moyen-âge, c’était la pierre de Sorcy que les architectes utilisaient dans la région. Identique à la pierre d’Euville, elle était exploitée à quelques kilomètres des carrières d’Euville (en direction de Pagny-sur-Meuse). On retrouve le matériau dans les cathédrales et églises de Lorraine.
Elle était une pierre de prédilection pour Ligier Richier, le sculpteur de la Renaissance lorraine.
Les carrières où était extraite la pierre de sorcy sont désormais fermées, mais rien ne vous empêche d’admirer les belles constructions antérieures au 18e siècle :
La basilique de Saint-Nicolas-de-Port
(16e siècle)
L’église fut voulue par le duc de Lorraine René II pour remercier Dieu de sa victoire à la Bataille de Nancy en 1477. Erigée de 1481 à 1545 en style gothique flamboyant, la basilique de Saint-Nicolas-de-Port possède des dimensions dignes d’une grande cathédrale avec sa nef culminant à 30 mètres au-dessus du sol et ses deux tours de 85 et 87 mètres de hauteur.
La cathédrale Saint-Étienne de Toul
(13e-16e siècles)
Selon les sources, la belle cathédrale gothique de Toul aurait été construite en pierre de Viterne et en pierre de Balain. La pierre de Sorcy se retrouve surtout dans la statuaire. Cependant, au fur et à mesure de l’usure du temps, on a eu recours à la pierre d’Euville. Lors de la restauration de la cathédrale (après les dommages de la Seconde guerre mondiale), la pierre d’Euville a été très largement utilisée.
Les sculptures de Ligier Richier
(16e siècle)
Le sculpteur Ligier Richier (Saint-Mihiel, vers 1500 – Genève, 1567) est célèbre en Lorraine pour ses œuvres de style Renaissance que l’on peut admirer dans la Meuse et la Meurthe-et-Moselle. Ses créations d’inspirations religieuses comprennent de nombreuses statues, dont :
- le retable de la Passion à Hattonchâtel
- la Mise au tombeau de Saint-Mihiel (église Saint-Etienne)
- Gisant de Philippe de Gueldre à Nancy (église des Cordeliers)
- le Transi de René de Chalon à Bar-le-Duc (église Saint-Etienne)
L’Abbaye des Prémontrés de Pont-à-Mousson
(18e siècle)
Aujourd’hui désaffectée, l’abbaye des Prémontrés de Pont-à-Mousson est un vaste complexe construit entre 1705 et 1735. L’église abbatiale, mélange des styles baroque et classique, fait face à la Moselle.
L’histoire de la pierre d’Euville en Lorraine
La Meuse a toujours été une terre d’exploitation de pierres de construction.
Ainsi, dans le passé, le département a compté jusqu’à 328 carrières pour un total de 665 communes.
Mais l’épopée de la pierre d’Euville commence à Commercy au 18e siècle.
Ce furent les séjours princiers à Commercy qui commencèrent à stimuler l’exploitation des pierres du voisinage.
Il y avait les gens du cardinal de Retz, archevêque de Paris, ceux du prince de Vaudémont, le petit monde de la duchesse Elisabeth-Charlotte puis les séjours d’été du duc de Lorraine, Stanislas le bon vivant.
La ville (environ 1000 habitants au début du 18e s.) devint trop petite pour tout ce monde.
Il fallait construire davantage.
Un château, des hôtels particuliers, des dépendances…
Alors, pour répondre à ce prodigieux élan de construction, on s’est servi dans les carrières alentours… et notamment à Euville.
La pierre d’Euville à Nancy
Mais ce n’est pas tout… la belle pierre blanche allait connaître la postérité lorsque l’architecte Emmanuel Héré l’utilisa pour construire la place royale voulue par Stanislas à Nancy.
Pour rappel, Stanislas Leszczynski (1677-1766) fut roi de Pologne (1704-1709 puis 1733-1736) avant de devenir duc de Lorraine et de Bar. Beau-père de Louis XV, il souhaita créer une place dédiée au roi de France (d’où le nom de “place royale”). Inaugurée en 1755, cette place est aujourd’hui connue sous le nom de place Stanislas et est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1983.
Quand Metz se parait de la belle pierre de Jaumont… et Nancy adoptait la magnifique pierre d’Euville !
On retrouve ainsi la pierre meusienne dans de nombreux édifices de Nancy construits à partir du 18e siècle.
C’est notamment le cas de la basilique Saint-Epvre. L’architecte Prosper Morey édifia l’église néo-gothique en pierre d’Euville de 1864 à 1874. Avec sa flèche s’élevant à 87 mètres, Saint-Epvre est un repère important de la ville.
L’Ecole de Nancy
La pierre d’Euville fut aussi le matériau privilégié des architectes de l’Ecole de Nancy, le mouvement Art Nouveau de la fin du 19e siècle.
En flânant dans les quartiers Art Nouveau de la ville, vous retrouverez la belle pierre calcaire sur les édifices.
La pierre d’Euville à… Euville !
Sans surprise, on retrouve la pierre d’Euville à Euville même.
Le gros village possède deux bâtiments qui paraissent surdimensionnés par rapport à la taille de la commune !
C’est d’abord le cas de la mairie d’Euville (1903). Il s’agit de l’unique bâtiment public édifié dans le style Ecole de Nancy. Sa façade sobre inclut en son centre une large baie vitrée. A l’intérieur, on retrouve dans la cage d’escalier un magnifique vitrail dû à Jacques Grüber.
L’autre monument construit avec la pierre locale est l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, achevée en 1892. De style néo-roman, elle détonne dans le village avec une façade symétrique composée de deux clochers.
Plus au sud, un autre monument fut construit avec la pierre de Meuse : la Basilique du Bois-Chenu, édifiée de 1881 à 1926 sur un coteau du village natal de Jeanne d’Arc.
Les mémoriaux Américains en Lorraine
Quelques uns des plus grands mémoriaux américains en Lorraine sont en pierre d’Euville :
- le mémorial américain de la Butte de Montsec
- le cimetière militaire du Saillant de Saint-Mihiel
- Epinal : le cimetière américain
- Romagne-sous-Montfaucon : le cimetière américain
- Saint-Avold: le cimetière américain
La pierre d’Euville à Paris !
J’ai lu quelque part que Paris ne serait pas Paris sans la Lorraine.
Car si les monuments de Paris sont beaux, c’est en partie grâce à la Lorraine.
Alors oui, il y a bien la Tour Eiffel, dont le fer puddlé est sorti tout droit des usines de Pompey.
Les Champs-Elysées, dont les pavés de granite nous viennent du village de Tendon dans les Vosges.
Et la pierre d’Euville habille de grands monuments parisiens.
Mais que s’est-il passé ? Pourquoi un tel engouement ?
Un canal et une voie ferrée pour lancer la pierre à Paris
Remontons un peu le temps, au milieu du 19e siècle.
Savez-vous comment la madeleine de Commercy s’est répandue à Paris puis dans le reste du pays ?
Grâce à l’arrivée du chemin de fer Paris-Nancy-Strasbourg dont la ligne passait par Commercy.
De même, la pierre d’Euville connut un développement national similaire.
Deux chantiers gigantesques allaient donner un prodigieux coup de pouce à notre belle pierre de Meuse :
- le canal de la Marne au Rhin, de Vitry-le-François à Strasbourg (1851 et 1853),
- la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg (1849 et 1852).
La pierre d’Euville fit ses preuves dans ces grands chantiers, faisant connaître au passage ses qualités aux ingénieurs des Ponts et Chaussées.
C’était une bonne aubaine car l’exploitation de plusieurs carrières avaient été inactives depuis la Révolution française.
Le succès fou de la pierre d’Euville à Paris
Les architectes parisiens s’intéressèrent à la pierre calcaire en vertu de ses nombreuses qualités.
Les ingénieurs l’employèrent dès 1853 dans l’entablement du nouveau Petit pont.
La demande de pierre calcaire correspondait au cycle haussmannien – une ère de construction massive initiée sous Napoléon III et qui s’acheva à l’aube de la Première guerre mondiale.
Ces séries de grands travaux d’aménagement urbain sont rythmées par l’édification de monuments aujourd’hui célèbres.
Et devinez quelle était la pierre fêtiche des constructeurs ?
La pierre d’Euville, pardi !
Les chiffres sont révélateurs : entre 1853 et 1890, un volume total de 739 895 m3 de pierre d’Euville et du bassin de Commercy fut livré à Paris (chiffres officiels de l’octroi de Paris) !
Le marché parisien fut le plus important pour les carriers meusiens, au grand dam des carriers parisiens qui virent cette concurrence lorraine d’un très mauvais œil !
Les monuments parisiens en pierre d’Euville
On retrouve ainsi la pierre d’Euville dans les grands édifices parisiens :
- l’Opéra Garnier
- l’Hôtel de Ville de Paris (reconstruit après l’incendie de la Commune de Paris en 1871)
- l’aile du Louvre édifiée sous Napoléon III,
- le Grand Palais et le Petit Palais,
- le pont Alexandre III
- le soubassement du Sacré-Cœur
- des stations de métro
Vous arrivez à Paris depuis Nancy ou Strasbourg par le train ? La pierre d’Euville vous accueillera à la gare de l’Est !
La pierre d’Euville à l’international
La notoriété acquise de la pierre d’Euville à Paris lui permit de s’ouvrir à d’autres marchés, notamment en Belgique.
On l’employa à Bruxelles pour le château de Laeken (résidence du roi de Belgique), la Fontaine de la place Brouckère ou encore la gare du Midi… et à Nieuport pour le mémorial britannique de la Première Guerre mondiale.
La pierre d’Euville, victime du béton !
Mais toutes les belles histoires ont une fin.
Et comme disait Joseph Schumpeter (vous savez, l’économiste), les disparitions d’activités productives sont remplacées par de nouvelles activités du fait du progrès technique.
Ce processus porte un nom : la destruction créatrice !
Ainsi, au 20e siècle, les pierres calcaires de Meuse furent abandonnées au profit d’un nouveau venu, le béton.
Ainsi disparut (presque) la pierre d’Euville.
Heureurement, il nous reste ces beaux monuments pour l’admirer dans toute sa splendeur (et sa blancheur) !
Attention aux pièges !
Allez, pour terminer, on va dézinguer quelques bêtises rencontrées ici et là sur le web !
Oh, ce ne sont que des erreurs répétées à l’envie.
Il y a deux exemples que je souhaite vous dévoiler :
Le Petit Pont Neuf de Paris
Lorsque j’ai fait mes recherches, j’ai souvent lu que la pierre d’Euville avait été utilisée pour l’entablement du « Petit Pont Neuf » de Paris en 1853.
Or, si comme moi vous avez habité à Paris, vous savez qu’il n’existe aucun pont de ce nom.
Alors, c’est quoi le « Petit Pont Neuf » ?
Cela peut faire référence au Pont Neuf, qui est d’ailleurs le plus ancien pont de Paris subsistant aujourd’hui dans sa version d’origine (bon, même si on lui a apporté quelques modifications au fil du temps). Il n’a pas été reconstruit depuis donc, EXIT la pierre d’Euville ici.
Il y a aussi le Petit Pont, reliant la rive gauche à l’Île de la Cité à l’ombre de Notre-Dame. Justement, ce pont a été reconstruit en 1853 (la date correspond donc). Mais jusqu’à présent, je n’ai trouvé aucune mention indiquant qu’il ait été réalisé en pierre de Meuse.
Et pour compliquer les choses, depuis 2013, le pont porte un nouveau nom : Petit-Pont-Cardinal-Lustiger.
Le socle de la Statue de la Liberté à New York
Plus c’est gros, plus ça passe !
C’est sûr, nous les Lorrains, on serait fier d’apprendre à tout le monde (et aux Américains) que le socle de la célébrissime Statue de la Liberté à New York est en pierre d’Euville.
Pendant longtemps, l’article de wikipedia a soutenu que c’était le cas.
Or, si on naviguait sur d’autres pages, on s’apercevait que d’autres localités françaises tiraient aussi la gloire à eux !
Pierre de Cassis en Provence, pierre de Chazelles en Charentes, pierre de Damparis dans le Jura, pierre de Ruoms en Ardèche…
En réalité, le socle provient de carrières du Connecticut…
Il existe cependant un petit lot de consolation à nous mettre sous la dent.
D’après mes sources, il semblerait que le socle de la réplique parisienne de la Statue de la Liberté (située sur l’Île aux cygnes) soit en pierre d’Euville.
L’honneur lorrain est sauf… et une fois de plus nous sommes ramenés à Paris !
La pierre d’Euville: pour en savoir plus
- Le grès des Vosges : pierre emblématique de Rhénanie
- Découvrez la région historique et culturelle de la Lorraine
- La place Stanislas de Nancy tout en pierre d’Euville !
- L’article Wikipédia sur la pierre d’Euville
- La pierre d’Euville à Toul
- A propos de la dernière entreprise qui extrait la pierre calcaire