La ville épique
Yogyakarta stories #1
26 février 2014 : Partir de Bali, arriver sur Java
Bornéo, Java, Sumatra… Des noms qui sonnent comme l’essence même de l’exotisme. Je me souviens, gamin, avoir lu ces noms sur le vieil atlas de mes grands-parents, des noms étranges qui ne me disaient rien et que je voyais placés sur de longues bandes de terre dont je ne comprenais pas la position, dont je n’arrivais à imaginer la grandeur. Ce n’était que des noms qui auraient pu m’évoquer la course aux épices que les grandes nations colonisatrices ont menée au XVIIIè siècle pour aller chasser le clou de girofle et l’écorce parfumée de la cannelle, la Compagnie des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie) qui a laissé des stigmates profonds encore visibles aujourd’hui.
Il est à présent temps de quitter l’île des Dieux, le paradis de Bali, le petit hôtel d’Ubud caché dans une ruelle au milieu des rizières, il faut dire au revoir à cette chambre située sur la partie basse du jardin avec ses frangipaniers tortueux qui exhalent une odeur fraiche au petit matin, dire au revoir à Pingki et Cocoe, aux fleurs, aux monstres qui se cachent dans les jardins, à Ganesh impassible et aux grenouilles et aux crapauds qui se nichent sur les rebords des sillons inondés… Il faut partir.
A 7h00, je suis déjà prêt, mon petit déjeuner prêt et rassemblé dans une petite boîte carrée en lamier tressé. Wayan, le chauffeur de taxi qui m’a fait découvrir hier les subak de Jatiluwih, m’attend avec son van, frais mais l’air un peu hagard. Route fatigante dans l’air déjà chaud du matin, une heure et demi passée dans une circulation oppressante, les scooters se croisant à une allure folle dans une atmosphère polluée et irritante ; la face cachée d’une île à la démographie galopante, image écornée d’un paradis qui roule sur quatre voies.
L’aéroport Ngurah Rai de Denpasar (DPS) est la porte d’entrée de Bali, des vols internationaux y arrivent de partout, Paris, Dubaï ou New-York et des hordes de vacanciers arrivent dans une halle totalement vitrée et aussi bien climatisée que la chambre de conservation d’une boucherie. La piste de l’aéroport coupe la péninsule de Kuta en deux, d’est en ouest, ne laissant qu’une étroite bande de terre ou ne reste de la place que pour une seule route qui permet de rejoindre le sud de l’île ; ce qui veut dire concrètement qu’à chaque extrémité de la piste… c’est la mer.
Une fois arrivé, je me rue sur un distributeur de billets… qui n’en est pas vraiment et qui se permet d’avaler ma carte bancaire d’un simple coup de langue, sans la recracher… Je suis à dix mille kilomètres de chez moi et ma carte vient de disparaître dans cette maudite boîte métallique dont l’écran reste totalement muet. Je me résous à attendre l’aéroport de Yogyakarta pour tirer de l’argent avec mon autre carte, et je repars vers le contrôle des bagages un peu fâché. Une fois passé le contrôle, je me rends compte que le contrôle des papiers se fait naturellement en deux files. D’un côté les hommes, de l’autre les femmes, et tout le monde semble trouver ça normal…
Une fois le contrôle passé, des porteurs emmènent les valises à la main, pas de tapis roulant ; le vol que je dois prendre a pris du retard. Le précédent est toujours mentionné on boarding. Je finis par monter avec une heure de retard dans un Airbus A320-200 hors d’âge qui me laisse quelques espoirs d’arriver entier à Yogya…
Aéroport de Yogyakarta, Adisutjipto (JOG). Ici, personne ne parle de Yogyakarta, mais on dit “Djogja”. Après avoir survolé l’île de Java, dont la première impression qui peut être laissée c’est la densité de population incroyable (plus de 1000 habitants au km², 136 millions de Javanais…), j’arrive dans un petit aéroport de province, ridiculement petit pour une si grande île, et à peine le pied dans le hall que je me fais assaillir par les chauffeurs de taxi comme si j’étais David Bowie arrivant à Londres… Exténué, je finis par me laisser embarquer par le premier venu qui choppe ma valise et l’enfourne dans le coffre de sa voiture.
Je n’arrive pas bien à comprendre comment est faite cette ville qui sent le kretek et la fumée d’échappement. En moins de dix minutes, le taxi me dépose sur Menukan street, au beau milieu d’une circulation dense et vu l’environnement, je me demande comment un hôtel peut se trouver dans les environs. Évidemment, ce n’est ni un Novotel ni un Ibis, mais je finis par me demander si le chauffeur ne s’est pas trompé d’adresse ; en fait, les chauffeurs de taxi, que ce soit en Asie ou en Océanie, ne se trompent jamais d’adresse (sauf une fois à Sukhothaï, mais c’est une autre histoire). Passée un portail fleuri, je me retrouve dans une oasis de verdure, à l’abri des regards, du bruit de la route, et surtout, de la pollution. C’est incroyable… qui aurait pu croire qu’un des plus beaux hôtels de Yogyakarta puisse s’installer dans un environnement si peu amène.
A peine ma chambre investie, ma valise posée, et un kretek fumé, j’avise le plafond haut de la chambre et constate que la qibla, la destination de la Mecque, est dessinée à l’aide d’une rose des vents. J’enfile mon maillot de bain et profite la piscine avant de m’allonger sur le divan du balcon et alors que je me dis que je vais me balader dans dans la ville, il se met à pleuvoir, alors je m’endors pendant deux heures d’un sommeil réparateur. L’avion me scie littéralement les nerfs et les transits entre deux destinations sont toujours éreintants. Il fait une chaleur lourde et, à peine réveillé, le tonnerre gronde et la pluie tombe à nouveau comme je n’ai jamais vu la pluie tomber, ni ailleurs, ni avec autant de force. Un éclair, suivi d’une demi-seconde par un coup de tonnerre assourdissant, la lumière s’éteint. Deuxième coup de tonnerre, la lumière de secours s’allume, et le muezzin qui était en train de chanter a aussi la chique coupée. Je comprends un peu mieux la présence d’une lampe torche sur la table de la chambre.
Je commence à mourir de faim et je me décide à quitter l’hôtel pour aller en ville. On ne se rend pas toujours bien compte à quel point une ville peut être grande quand on décide à la parcourir à pied et qu’on ne se fie qu’à un plan. Ma première impression de Yogyakarta, c’est une ville à la circulation oppressante, aux avenues interminables, aux trottoirs encombrés et parfois inexistants, des rideaux de fer inexplicablement fermés, de la pauvreté partout. On ne cesse de me harceler, les taxis me hèlent à travers la rue, les becaks aussi, ces étranges pousse-pousse où l’on prend place dans une nacelle tirée par un vélo hors d’âge. Je remonte Jalan Parangtritis vers Jalan Malioboro, et ce que je vois dans cette ville me semble très étrange. Pas un seul touriste ou alors vraiment on les compte sur les doigts de la main, des gens qui me regardent soit d’un air effrayé, soit amusé, une véritable attraction. En réalité, je comprends que je suis le seul touriste dans cette ville, du moins le seul Européen.
Une grande place sans rien d’autres que deux immenses arbres, des ficus il me semble, entourés d’une clôture, un vide immense, le palais du Sultan derrière et puis des rues dont les trottoirs sont inexistants ou alors bouffés par les échoppes qui se les approprient. Je longe une muraille blanche dans laquelle je trouve une brèche. Un type s’arrête, me demande s’il peut m’aider, je lui demande si par ici c’est un raccourci vers Malioboro, il me dit que oui, mais si je rentre là-dedans, « you may be confused… ». J’ai appris à reconnaître les euphémismes en Asie et je sais que s’il me dit ça, c’est que je ne vais pas m’en sortir… Je continue le long de la muraille blanche, là où il n’y a pas de trottoirs…
Un peu plus loin, un type patibulaire me demande où je vais ; je sens l’arnaque arriver grosse comme un baraque. Évidemment, lorsque je lui dis le mot magique, Malioboro, il me regarde d’un air désolé… La rue est fermée car c’est l’anniversaire de la ville (à Bangkok, c’était le même refrain, sauf que c’était l’anniversaire de la Reine), mais comme je suis un lucky boy, je peux aller voir les étudiants de l’école des beaux arts peindre les magnifiques motifs du batik sur le tissu… Et comme de bien entendu, il peut me faire prendre un becak gratuitement !
Les vieux me sourient, les jeunes filles voilées rient en cachant leurs dents derrière leur main, j’entends même quelqu’un au fond d’une boutique appeler une autre personne pour lui dire qu’il y a un touriste dans la rue… avec un parapluie !! Les gens s’amusent à me dire bonjour en riant, certains me prennent en photo avec leur téléphone. J’ai tout bonnement l’impression d’être une célébrité marchant sur Hollywood Boulevard. Premier contact avec la ville étonnant, je me sens propulsé dans un monde étrange, et pour la première fois de ma vie, je suis dans une ville où se promener à pied, visiter sans but, juste pour s’imprégner de l’ambiance, est tout simplement une attraction, a fortiori si l’on est pas du coin…
Je n’ai rien trouvé d’autre que le seul McDo de la ville pour manger, je m’en satisfais, l’estomac criant famine. Un taxi, l’hôtel, la fille de l’accueil me donne des bouchons d’oreille en me disant que je risque d’entendre le muezzin à 4h00 du matin… Effectivement, dès que je retourne à ma chambre j’entends les voix électriques au travers des haut-parleurs monter dans l’air chaud et humide. Très vite, ça ressemble à une cacophonie qui irrite plutôt qu’elle n’enchante, mais ça me fait sourire lorsque je repense à l’appel d’Istanbul. On en est bien loin, mais c’est charmant.
La nuit tombe sur Yogyakarta, je m’endors comme une masse dans un lit trois fois trop grand pour moi, après m’être brossé les dents avec une bouteille d’eau minérale. Demain, est un autre jour à Yogyakarta.
Moment récolté le 26 février 2014. Écrit le 3 avril 2021. ← Avant : Viðkvæmni, La tendresse de l’hiver