Depuis une quinzaine d’années, la spéculation immobilière prend une place prépondérante dans le tourisme vietnamien. Celle-ci est l’extension directe d’une économie dirigée par un régime oligarchique. Sous la protection de l’État, une poignée de conglomérats contrôle en grande partie des régions stratégiques du tourisme national. À l’image du féodalisme mandarinal, ces « seigneurs capitalistes » façonnent le nouveau visage de l’industrie touristique. On vous invite à faire une exploration aux entrailles de la collusion politico-économique du Vietnam.
Dans l’histoire du tourisme de masse, on sait que ce fléau prend le vrai envol suite à l’intégration à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Dans l’apparence, l’ouverture du pays nous laisse croire que ce serait une Thaïlande bis, soumise à la domination des marchés occidentaux. Or, l’émancipation vertigineuse des consortiums vietnamiens a dessiné un autre portrait. Issus d’autres industries, ils viennent chambouler le secteur touristique à travers les investissements ostentatoires dans le divertissement et la villégiature. Leur emprise latente est un défi supplémentaire pour les agences réceptives au niveau de la gestion du flux. Ces mastodontes s’impliquent directement dans la régulation de la masse, déjà abordée dans la partie « comment guérir le tourisme de masse ». Pourquoi ont-ils un tel super pouvoir? Il faut regarder la gouvernance atypique du Vietnam.
Comprendre le système oligarchique vietnamien
Sous le régime communiste, la gouvernance est un savant mélange de plusieurs approches :
- Féodalisme mandarinal : héritage de l’ancienne monarchie qui s’inspire de la Chine
- Néo-capitalisme : modèle congloméral des chaebols en Corée du Sud
- Purge politique : techniques mafieuses d’origine soviétique
À partir de 2008, le Vietnam semble ajuster sa stratégie pour faire face à la crise Suprime. Son architecture de gouvernance ressemble à des arêtes de poisson. Du point de vue économique, l’État a copié le modèle sud-coréen en encourageant l’émancipation des conglomérats nationaux. Par contre, au niveau politique, l’unique parti communiste conserve coûte que coûte son pouvoir, à l’instar de la Chine. La stabilité politique est l’épine dorsale du régime qui permet par la suite de développer tranquillement des arêtes économiques. En somme, sa vision consiste à sacrifier la démocratie pour stimuler la croissance économique, y compris le développement touristique.
Pour maintenir une démocratie raisonnable, l’État met à jour habilement l’ancien système féodal. L’oligarchie est constituée de quatre hommes puissants : le Président de la République, le secrétaire général du parti communiste, le Premier Ministre, et le président du parlement. En vietnamien, on les appelle tứ trụ, ou « big four » pour faire référence au système féodal d’antan. Étant modèle consensuel, c’est une sorte de répartition de pouvoir afin d’empêcher l’émancipation d’un dictateur.
Le monarque communiste découpe son pays en petits morceaux de territoire. Pour chacun, il place un mandarin de haut niveau, appelé comité populaire provincial. Pour acheter sa loyauté, l’État lui accorde plusieurs privilèges, y compris le droit illimité de s’enrichir sur le dos des habitants. Concrètement, le mandarin peut s’associer à de grandes entreprises. C’est un win-win : le dirigeant politique obtient des pots-de-vin des hommes d’affaires. En contrepartie, il leur octroie des concessions dans les investissements démesurés. Si jamais le peuple se révolte, les deux protagonistes vont utiliser mille et une techniques sophistiquées pour liquider des opposants. Les actes se font en toute discrétion, à l’abri des médias de masse. C’est ce qui différencie le Vietnam de la Chine.
La caisse d’État est constituée d’un réseau de banques placées sous sa supervision directe. Cette caisse offre le soutien aux conglomérats et finance toutes leurs conquêtes parfois au-delà des frontières nationales. Pour remercier sa générosité, les conglomérats s’engagent à verser des dividendes alléchants. Malgré tous ces privilèges, les conglomérats ne sont que les mercenaires et doivent prêter l’allégeance à la monarchie communiste. C’est ce qui différencie le Vietnam de la Corée du Sud. C’est dans ce contexte que l’on va maintenant étudier la suprématie des géants dans le secteur touristique
Émergence des conglomérats dans le tourisme
Il y a une coïncidence entre le début du tourisme de masse et l’essor des conglomérats. L’intégration à l’OMC offre une opportunité inouïe de s’enrichir vite à travers l’exploitation des ressources naturelles, notamment l’immobilier. Pour ce faire, l’État a besoin des entreprises dont l’excellence opérationnelle lui fait défaut. Sur l’appel du gouvernement, une génération d’entrepreneurs d’outre-mer est revenue au pays pour combler le vide. Avec le soutien inconditionnel de l’État, ils ont créé des géants en peu de temps. Quels sont les points communs entre ces conglomérats de tourisme? C’est le CV de leurs fondateurs qui sont les héritiers émérites du communisme soviétique.
Ils ont tous fait des armes dans l’ancienne Union soviétique. Revenons aux années 1980. Le Vietnam avait l’habitude d’envoyer ses meilleurs étudiants dans l’Europe de l’Est pour former la future élite. Ayant la fibre entrepreneuriale, les jeunes exerçaient des activités commerciales en plus des cours. Suite à l’effondrement soviétique, ils ont pleinement profité de la transition de régime pour faire fortune. La plupart ont opéré dans les secteurs manufacturés ou l’exportation. Ils ont appris comment se servir des failles d’un système politique pour devenir milliardaires, à l’instar des magnats russes.
Dès l’an 2000, le Vietnam s’est candidaté à l’OMC. Très opportunistes, les anciens « chouchous communistes » ont senti un potentiel énorme à exploiter. Ils ont décidé de retourner au pays les uns après les autres pour créer successivement des conglomérats. Ils ont pu tisser des affinités avec des dirigeants politiques à tous les spectres afin d’obtenir des privilèges. Ils ont bâti d’abord un bastion solide dans le milieu bancaire avant de diversifier les investissements dans le secteur touristique. On peut citer les « big four » : Vin Group, Sun Group, Vietjet Air et FLC.
Depuis 2010, ils imposent les règles du jeu. Les quatre conglomérats ont déclenché une métamorphose paysagère des fleurons touristiques du pays, y compris la Baie d’Halong, Sapa et l’île de Phu Quoc. Aucun acteur en place n’a eu le temps de se préparer à leur offensive.
La stratégie des conglomérats est identique. Conçue autour de l’entrée du Vietnam à l’OMC en 2007, elle se construit en quatre phases :
- Retourner au pays au début des années 2000 pour nouer un contact affinitaire avec le monde politique
- Influencer des banques pour obtenir des privilèges et cumuler des capacités financières
- Créer officiellement des conglomérats et déployer des investissements massifs dans l’immobilier résidentiel et des industries manufacturées
- Diversifier les investissements dans le tourisme
Suprématie dans le tourisme domestique
C’est à partir de 2010 que les « big four » dévoilent le vrai visage des ogres capitalistes. En toute discrétion, ils s’associent pour dominer le tourisme domestique. Les Vietnamiens les appellent la « ligue des seigneurs ». Leur choix prioritaire est dans l’occupation de l’espace terrestre et aérien. Concrètement, ils ont à l’origine des quatre tendances de fond
- Tourisme de villégiature vers le littoral et la montagne
- Tourisme de divertissement à travers des parcs d’attractions
- Tourisme de résidence secondaire sous l’appellation « condotel »
- Tourisme « city break » facilité par la densité des vols low costs
L’immobilier est le moteur des trois tendances. La croissance de ces domaines plaît à l’État, car cela enrichit mieux les dirigeants politiques. Le blanchiment d’argent via les « big four » est plus efficace. La nouvelle bourgeoisie est complice de ce crime, car elle est la clientèle principale de la bulle immobilière. Voilà pourquoi le gouvernement semble mettre le focus sur le domestique, plutôt que le tourisme international.
À l’image des seigneurs au Moyen-Âge, les conglomérats trouvent une méthode pour partager terre fertile : domaine d’expertise. Chacun va définir le type de compétence qui sera dupliqué à grande échelle selon la démarche fordiste. Donc, la répartition du royaume du tourisme domestique sera comme suit :
- Vin Group prend le tourisme de villégiature
- Sun Group prend le tourisme de divertissement
- FLC prend le tourisme de résidence secondaire
- Vietjet Air s’occupe du trafic aérien qui envoie la masse vers les trois premiers
Alliance stratégique avec les mercenaires internationaux
C’est l’intersection entre le tourisme domestique et celui international qui nous préoccupe. Selon la carte ci-haut, on remarque facilement que tous les points chauds du tourisme de masse sont sous l’emprise des conglomérats. Tout est pensé pour que les 85 millions de vacanciers se ruent vers les pièges et dépensent de l’argent sur place. C’est cette masse qui crée autant de dégâts dans la Baie d’Halong, Sapa, Hoi An, Nha Trang, Phu Quoc. Nous sommes très loin du cliché des touristes occidentaux qui déferlent sur les destinations du tiers monde. Depuis 2015, on constate que les dégâts du tourisme de masse émanent principalement des vacanciers vietnamiens.
On remarque une chose intéressante : toutes les constructions se positionnent dans le haut de gamme ou de luxe. Leur belle image caresse l’ego de la classe moyenne vietnamienne. Dans l’esprit du public, qui dit « la classe » dit « occidental ». Pas étonnant que tous les resorts aient 100% une allure méditerranéenne ou nord-américaine. Cela plaît au Vietnamiens et Asiatiques.
Pour mettre en place une excellent opérationnelle, les conglomérats ont besoin de partenaires. Ils vont s’appuyer sur l’expertise et l’expérience des marques internationales pour faire fonctionner la machine. C’est ici que l’on voit les limites des labels/certifications. Parfois, le pillage des ressources naturelles est un moyen pour obtenir les labels, comme le cas d’Intercontinental Peninsula Resort à Danang. Prôné à l’international comme un resort éco-responsable, le complexe inquiète les habitants de Danang. Appartenant à Sun Group, l’établissement est situé au coeur d’une réserve protégée dont toute construction est interdite. Sa construction est à l’origine de la déforestation et la mort de plusieurs langurs en voie de distinction.
Toute vérification technique ne peut pas remonter en amont pour traquer ce qui s’est passé lors de la libération des terres. Le label nous dit simplement si la carcasse du projet est conforme. Or, c’est précisément dans l’amont d’un projet de construction que les pratiques mafieuses ont lieu : assassinat, répression, expropriation, etc. Collaborer avec des conglomérats veut dire participer indirectement à la violation des droits de l’homme. Les labels et les chaînes internationales font partie des voleurs de bien-être du peuple.
Omerta et liberté de presse
La presse internationale nous laisse croire que l’État fait des efforts pour favoriser le tourisme durable. C’est faux! L’État fait exprès de ne pas trop s’impliquer dans la régulation du flux touristique. Il préfère déléguer la tâche aux conglomérats dont la vision n’est jamais alignée avec celle des habitants. Pour tout ce qui est expliqué en haut, le tourisme durable est un frein à la croissance rapide qui est la poule aux œufs d’or pour les dirigeants politiques. Plus les constructions fleurissent, plus leur argent de poche augmente, plus les inégalités sociales se creusent.
Il y a une corrélation très forte entre le développement touristique et la dégradation de la démocratie. Les conglomérats s’enrichissent sur le dos des habitants. L’État se range au côté et magnats pour ses propres intérêts et n’hésite pas à écraser toute manifestation contre lui. Ainsi, l’indice de démocratie du Vietnam est toujours parmi les pires du monde. Selon The Economist Intelligence Unit, le pays est classé 136/167 en 2019
Comme tout système oligarchique, la censure d’information est de mise. Le gouvernement communiste essaie de bloquer toute critique vis-à-vis régime et de ses alliés. La moindre dénonciation subira des sanctions sévères, selon la méthode soviétique. Ainsi, les noms Vin Group, Sun Group, Vietjet Air, FLC sont des sujets sensibles à ne pas aborder. Depuis une dizaine d’années, les meurtres, répressions armées, assassinats se multiplient, mais il y a très peu de fuites d’information à l’étranger. Le Vietnam se trouve toujours en bas du palmarès de la liberté de presse. En 2019, le pays est classé 176/180 (selon Reporters Without Borders).
Les secrets circulent entre les journalistes vietnamiens et la diaspora vietnamienne à l’étranger. À l’intérieur du pays, décrypter l’information n’est pas une chose aisée pour les Occidentaux. Plusieurs facteurs expliquent pourquoi les renseignements de forte valeur ajoutée sont hors de leur portée.
D’abord, les informations en langue française sont placées sous le contrôle direct de l’État communiste, comme montré dans la carte ci-haut. La presse occidentale dont Agence France Press ne prend que des miettes qui sont déjà traitées et « maquillées » par les organismes d’États dont Vietnam News Agency. Celui-ci est le propriétaire du fameux Courrier du Vietnam. Donc, ce n’est pas surprenant que la vie soit toujours rose sur ce journal francophone.
Pour la communauté des expats francophones sur place, le Courrier du Vietnam s’avère d’être le seul moyen pour prendre l’actualité. À cause de cette dépendance excessive, ils forgent une perception erronée de la réalité du pays. Vous vous demanderez certainement pourquoi ces expats ne font pas appel à d’autres sources d’information. La raison est simple : leur intégration à la société vietnamienne est médiocre. Peu d’expats possèdent la maîtrise parfaite de la langue vietnamienne et de sa culture pour se faire accepter par les Vietnamiens de souche. Or, c’est le seul moyen pour toucher le fond des sujets sensibles comme la politique. Si le Vietnam exigeait un certificat de langue (type TOEIC vietnamien), 99% échoueraient. Ainsi, l’écrasante majorité des expats sont à côté de la plaque !