C’est un fait : Instagram est synonyme du tourisme de masse. Dans tous les lieux connus, on croise systématiquement des touristes munis de perches à selfie. Cependant, il est hâtif de dénoncer Instagram comme seul coupable. Comme démontré dans un article du Monde, c’est un bouc émissaire qui cache d’autres problématiques sociétales. Il est temps de repenser son usage qui contribuerait à un tourisme plus vertueux
Dès sa création, Instagram signifie l’éloge de la beauté idéale. En théorie, communiquer la beauté pour inspirer n’est pas mauvais en soi. Du coup, pourquoi tant de haine contre les instagrammeurs? C’est l’éthique d’usage qu’il faut regarder. Cette application n’est qu’un reflet de la société de consommation. La démocratisation tous azimut nous pousse à être esclaves de l’instantané, de l’égo-centrisme et de l’ostentatoire. Les effets néfastes de « l’insta-tourisme » viennent de ce style de vie malsain. Ceci dit, le Vietnam n’a pas attendu l’invention de la perche à selfie pour connaître les dégâts du surtourisme. Instagram n’est qu’un accélérateur d’un fléau existant. Essayons de décrypter à travers l’histoire du tourisme de masse au Vietnam
Du tourisme de masse à la massification de l’égo
On le sait, la masse des instagrammeurs est accusée des comportements déplacés et irrespectueux. Toutefois, ce phénomène touristique existe bien avant l’apparition d’Instagram. Le tourisme ostentatoire survient dès lors qu’il y a un besoin de se démarquer des autres. Les chercheurs constatent déjà cette attitude dans les années 1930 en Europe
Au Vietnam, le besoin de se distinguer commence d’abord par les vacanciers vietnamiens au début des années 1990. Jusqu’en 2000, le tourisme au pays était raisonnable dans le sens où le flux était modeste. Le virage vers le tourisme de masse a commencé à partir de 2004. Le tsunami en Asie du Sud-Est a balayé toutes les destinations dans la région à l’exception du Vietnam. Le gouvernement a rapidement saisi l’opportunité pour booster son ouverture internationale. Le pays a plus ou moins copié le même schéma que la plupart des destinations dans le monde : infastructures massives, croissance rapide, développement déséquilibré. Donc, c’est l’absence de régulation des flux touristiques et la répartition inéquitable des revenus qui caractérisent le tourisme de masse. Cette nature n’est guère différente de nos jours. Du coup, en quoi la masse d’instagrammeurs est différente de celle de l’époque? Il faut regarder dans sa composition
Le tourisme du Vietnam (2000-2010) est essentiellement marqué par les voyages de groupe dans un cadre organisé. C’est l’image des autocars à 50 personnes qui débarquent dans les sites ultra fréquenté. Dans la masse, le segment des touristes indépendants augmente d’une manière significative. On peut l’expliquer par trois facteurs :
- Rôle des guides de voyage traditionnel : Lonely Planet, Routard, Michelin, Petit Futé. L’effet du pas cher a entraîné l’apparition des agences low cost comme Sinh Café et Khanh Sinh Tourist
- Montée en puissance du Web 2.0 avec la montée en puissance des forums et Tripadvisor
- Émergence de Facebook et apparition des smarts phones qui cultivent le comportement individualiste et virtuel des touristes
A ce stade, on remarque déjà quelques caractéristiques qui seront amplifiées ultérieurement par Instagram :
- Influence des autres sur son choix de destination via guides, Tripadvisor
- Obstentation : course à la performance low cost et obsession de se faire valider par ses pairs. Ce comportement est alimenté par Routard et Petit Futé. C’est la capacité d’optimiser le budget qui met « en valeur » son profil de soi-disant voyageur aguerri
- Incivilités et voyeurisme. Les comportements irrespectueux des touristes ont lieu, mais moins documentés. Les exemples sont nombreux : marchander à outrance, s’embrasser devant un public pudique, habits provocateurs dans les pagodes, « begpackers », etc.
À partir de 2010, le curseur se déplace du tourisme de masse à la massification de l’égo. Petit à petit, on passe du tourisme moutonnier (masse en voyage groupe) à l’égo-tourisme (masse de touristes indépendants). La démocratisation des outils technologiques (Youtube, Facebook, Instagram) et de smarts phones baisse la barrière à l’entrée au monde d’influence. Jadis, le marketing d’influence était le privilège des photographes et Lonely Planet. Aujourd’hui, ce pouvoir est à la portée de la masse, y compris touristes indépendants et créateurs de contenu (blogueurs/youtubeurs/vlogueur). Les touristes s’influencent mutuellement pour dicter le choix d’une destination. C’est ainsi que l’égocentrisme atteint un niveau supérieur. Ce qu’Instagram apporte en plus au tourisme de masse, c’est le narcissisme et l’instantaté, mis en scène d’une manière virale.
Au final, Instagram est une démonstration plus virale des attitudes irrespectueuses déjà existantes. Le degré d’incivité augmente aussi en fonction de l’emprise de l’application dans le quotidien des gens. Faut-il dire que les instagrammeurs sont plus incultes et imbéciles que les générations précédentes?
Et si on utilisait Instagram à bon escient?
Derrière ses effets apparents, Instagram fait remonter en surface le vrai problème d’ordre structurel: la gestion de la masse. Plusieurs acteurs doivent assumer cette responsabilité, y compris les institutions, les marketeurs, les tour opérateurs et les agences réceptives.
Instagram est un levier de communication puissant. Le capital photographique d’un site est crucial dans le choix de la destination de voyage. C’est une évidence confirmée par plusieurs études :
- Le sondage d’eDreams Odigeo dit que 42% des touristes réservent les vacances en fonction du potentiel « instagrammable » de la destination
- Selon l’étude réalisée par le cabinet Schofields, 40% des millenials utilisent Instagram pour choisir les pays
- Selon Booking, 32% de ses utilisateurs privilégient les établissement photogéniques
La mission d’Instagram se limite à envoyer la masse vers la destination. C’est aux responsables de la destination de bien s’organiser pour la gérer. À ce sujet, le Vietnam offre deux cas d’école très intéressants à étudier : le Pont d’Or à Danang et la rue du train à Hanoi. Les deux cas illustrent l’efficacité incontestable d’Instagram en matière de promotion. Mais, le résultat est très contrasté à cause de l’approche de gestion du flux.
Dans une stragégie bien élaborée en amont, le conglomérat vietnamien Sun Group a bâti un parc d’attractions au somment du mont Bana. Son idée est de leurrer toute la clientèle asiatique qui s’avère d’être accro à ce type d’offre. Le groupe s’est largement inspiré du modèle Disneyland quant à la gestion du flux. Toutes les insfrastructures sont pensées pour absorber la masse voulue. Le succès international du parc est intimement lié au Pont d’Or. Inauguré en 2018, le site se base essentiellement sur Instagram et les média de masse pour se faire connaître. Sun Group a fait appel à une horde d’influenceurs pour faire parler de son site
En 6 mois à peine, un site totalement méconnu devient un phénomène mondial. Tout seul, le parc brasse quelque 5 millions de visiteurs (2019) sans problème. Les gens se ruent vers le site, juste pour photographier les deux mains géantes de bouddha. C’est une véritable usine à selfies! Par contre, c’est un coup de génie : fabriquer un site « fake » en réponse aux instagrammeurs en quête de photo parfaite. Certes, ce site controversé fait grincer les dents des visiteurs cultivés en mal d’authenticité. Néanmoins, si on regarde uniquement l’aspect gestion de flux, c’est un cas de réussite.
À l’opposé, le cas de la rue du train à Hanoi est plus délicat. C’est un pur hasard qu’Instagram lui apporte un flux inattendu. Sans dépenser un seul centime, ce quartier, jadis en marge de la société, devient soudainement la nouvelle star de la capitale. Les gens viennent pour se prendre en photo à côté des rails. Beaucoup n’hésitent pas à se mettre en danger pour avoir une image spectaculaire.
Relayé d’abord par National Geographic, le site souffre des soudaines prises d’assaut qui ne lui laisse pas le temps de se préparer. La fréquentation est disproportionnée par rapport à la capacité d’accueil. Pour une population de 400 habitants, on assiste parfois à 1700 visiteurs par jour. Les autorités ont dû stopper l’accès en 2019 pour les mesures de sécurité des trains.
On voit que la communication est très bien adossée par Instagram. Si on pense d’une manière prospective, Instagram peut contribuer à un développement plus raisonné d’une destination. Tout est question de dosage. C’est aux institutions et opérateurs privés de bien réguler le flux
Expériences instagrammées, c’est possible
Avec Instagram, l’instantaté visuelle prend le dessus de la spontanéité humaine qui est pourtant l’essence du voyage. Rares sont les touristes qui s’attardent sur la découverte de ce qui se passe autour. Ils ne se réjouissent que des lieux qu’ils ont vus sur les réseaux. Ils ont perdu le vrai lien humain avec la population locale. C’est ce rapport brisé qui est à l’origine de la haine contre la présence des touristes indésirables, d’où la touristophobie. Par contre, Instagram n’est pas l’auteur de ce crime. La relation abimée entre les habitants et les instagrammeurs est causée par un quota mal maîtrisé. Les deux exemples cités en haut nous montrent qu’on a une marge de manoeure pour utiliser Instagram autrement.
Dans la partie « guérison du tourisme de masse », vous avons abordé deux leviers pour réguler le flux : accessibilité géographique et accessiblité relationnelle. On peut les modérer avec l’aide d’une armée : les influenceurs. Malgré les polémiques, on ne peut nier leur force de créativité. Il faut arrêter de mettre les oeufs dans le même panier. Tout est question de déonthologie, non seulement des influenceurs mais aussi des opérateurs privés. De plus en plus d’acteurs s’engagent à promouvoir un tourisme plus responsable. On peut citer Léa Camilleri, Hellolaroux, ou Les Globes Blogueurs. Il serait judicieux de profiter de leurs communautés pour promouvoir le tourisme autrement
La mission d’Instagram consiste à inspirer. Au lieu de penser « lieux instagramables », peut-on raisonner plutôt « expériences instagramables »? Comme explique Guillaume Cromer, on peut très bien s’allier aux influenceurs pour plusieurs actions communes :
- Désengorger des sites saturés en dispersant le flux vers les endroits moins fréquentés
- Valoriser l’immersion dans le quotidien des populations locales.
- Sensibiliser le public au voyage expérientiel avec un sens humaniste
- Encourager le passage de l’égo à l’empathie
- Favoriser la déconnexion digitale pour mieux se reconnecter et vivre pleinement l’instant présent
- Éduquer sur les empreintes écologiques, économiques et socio-culturelles
En tant que leaders de communauté, les influenceurs se doivent d’être exemplaires dans leur manière de voyager. Pour toucher l’âme authentique du Vietnam, il faut vivre des expériences humaines. Il faut prendre le temps de travailler main dans la main avec les locaux pour mettre en place ensemble des solutions durables. Ce profil d’influenceur de demain est plus que jamais nécessaire.