Aujourd’hui, on va parler héraldique ! Et se pencher sur un blason fécond : les deux poissons du comté de Bar. Et, de fil en aiguille, nous allons voyager de la Lorraine à la Haute-Alsace, avec un petit détour à Vienne, en Autriche ! Prêt pour l’aventure ?
L’héraldique, c’est quoi ?
Le mot héraldique est un substantif féminin qui désigne la science du blason ; l’ensemble des usages et règles permettant de décrire et de représenter exactement les armoiries.
C’est également un adjectif avec pour sens : “qui a rapport au blason”.
Le mot dérive du mot masculin “héraut“, c’est-à-dire celui qui annonçait et décrivait les chevaliers entrant en lice (tournoi). C’était également une personne qui annonçait les événements, qui portait les déclarations de guerre en tant qu’officier public au Moyen Âge. D’où le mot anglais “herald” que l’on retrouve dans un célèbre cantique de Noël anglais : Hark the Herald Angels Sing (Charles Wesley, 1739) – les anges annoncent la venue de Jésus.
Pourquoi les armoiries existent-elles ?
La création et l’utilisation des armoiries remontent aux 11e et 12e siècles. Les armoiries sont liées à l’équipement militaire de l’époque.
Imaginez un chevalier recouvert de la tête au pied d’une armure.
Comment les chevaliers qui guerroyaient au nom de leur seigneur pouvaient-ils se reconnaître au combat, lors des tournois et dans les mêlées ?
Il leur fallait un signe distinctif, un signe de ralliement.
Pour se retrouver entre eux et éviter les accidents (!), on eut l’idée de peindre des figures distinctives sur leurs boucliers.
Attachons-nous à l’exemple du blason du Barrois.
Qu’est-ce que le Barrois ?
Le Barrois est un territoire historique qui correspond au comté de Bar, fondé au 10e siècle par Ferry d’Ardennes, frère de l’évêque de Metz Adalbéron.
La formation du comté s’est faite lentement, de 954 à 1105, à partir de terres appartenant à l’abbaye de Saint-Denis, près de Paris.
Hugues le Grand, père du roi Hugues Capet, était abbé-laïc et seigneur de l’abbaye. Il avait une fille, Béatrice qui épousa le comte Frédéric Ier, descendant de Charlemagne. Il lui donna en dot toutes ses possessions dans la Meuse.
Le comte Frédéric Ier fit bâtir en 951 la ville de Bar, devenue Bar-le-Duc.
Son arrière petite-fille, Sophie de Bar (et fille du duc de Haute-Lotharingie, Frédéric II de Bar), épousa en 1038 Louis, comte de Scarpone (localité aujourd’hui disparue, proche de Dieulouard).
Les deux Barrois
En 1301, le Barrois fut divisé en deux parties :
- la partie à l’ouest de la Meuse (le Barrois mouvant) relevait du royaume de France
- la partie à l’est de la Meuse (le Barrois non mouvant) relevait du Saint-Empire romain germanique
C’est en grande partie ce qui explique qu’on hésite sur la “nationalité” (si tel est le mot !) de Jeanne d’Arc. Etait-elle Lorraine ? Bourguignonne ? Champenoise ? Française ? La Pucelle est née à Domrémy vers 1412, un village dont une partie des rues relevait du comté de Champagne (royaume de France) et l’autre dépendait du Barrois mouvant (je vous en dis plus ici).
En 1354, l’empereur Charles IV éleva le comté de Bar au rang de duché au profit de Robert Ier de Bar.
Puis, par le mariage de René Ier d’Anjou et d’Isabelle de Lorraine en 1419, le Barrois est uni au duché de Lorraine. Cependant, les deux duchés conservèrent leurs institutions propres.
Enfin, à la mort du roi Stanislas, dernier duc de Lorraine, en 1766, les deux duchés de Bar et de Lorraine furent annexés par la France.
Le territoire du Barrois
Au 18e siècle, le duché de Bar s’étendait sur un vaste territoire, du Luxembourg à la Bourgogne, autour des villes de Longuyon, Briey, Saint-Mihiel, Pont-à-Mousson, Bar-le-Duc, Gondrecourt-le-Château, Bourmont et Bleurville.
La carte suivante permet de repérer le territoire basé sur les communes et départements d’aujourd’hui. On s’aperçoit que le Barrois incluait la totalité du département de la Meuse (sauf l’évêché de Verdun), et s’étendait en partie sur les départements de Meurthe-et-Moselle, Moselle, Vosges et Haute-Marne :
Sa capitale est Bar-le-Duc, ville touristique avec un formidable patrimoine de la Renaissance dans la ville-haute.
Les comtes de Bar ont donc adopté une arme parlante pour leur blason (à savoir deux bars).
Qu’est-ce qu’une arme parlante ?
Il s’agit d’une armoirie qui comporte une ou des figures exprimant plus ou moins complètement le nom du possesseur de ces armes.
Par exemple, un lion pour les villes de Lyon ou de León en Espagne.
Ou un pont pour la ville de Pont-à-Mousson.
Le comté de Bar, lui, a naturellement choisi … un bar !
Qu’est-ce qu’un bar ?
Pour répondre à cette question, je regarde sur Wikipedia et que me dit-on ?
Bar est un nom ambigu désignant en français certains poissons.
Bon, ça ne va pas faire avancer l’enquête !
Des monstres marins !
Et puis, j’apprends que le mot “bar” vient du germanique “bars” qui signifie pointe. Les bars sont connus pour leurs épines dorsales dangereuses.
D’ailleurs, le bar commun (ou perche de mer) n’est-il-pas surnommé “loup de mer” en Méditerranée ?
On comprend mieux pourquoi les comtes de Bar ont choisi un tel poisson pour leurs armes.
Et même si, au fond, c’est assez anachronique. Car les bars vivent dans la mer, pas dans les rivières. Or, le comté de Bar, lui, se situe actuellement en Lorraine, bien loin des côtes maritimes !
Mais tant pis, l’important c’est que l’arme parlante ait été… parlante pour les chevaliers ! 😉
Enfin, si on regarde le blason des comtes de Bar, on s’aperçoit que les monstres marins y sont beaucoup moins impressionnants qu’un bar commun.
Tant mieux, car entre un loup de mer féroce et un chardon lorrain qui pique, on oserait à peine passer par la Lorraine (avec ou sans sabots !)
Pourquoi deux poissons sur un blason ?
Il existe une grande symbolique dans le poisson, qui remonte à des temps anciens, bien avant le moyen-âge.
Le poisson vit dans l’eau (c’est bien connu ! 🤣)
L’eau symbolise la vie. Car pas de vie sans eau, dit-on.
- Les eaux sont à la fois synonymes de vie et de mort. La mort occasionnée par le Déluge dans la Genèse, ou plus proche de nous, par les inondations subites après un orage. La vie avec les eaux du baptême chez les chrétiens, l’eau qui lave et purifie…
- Le poisson est symbole de fécondité.
- Il symbolise le Christ (le fameux Ichthus, le mot grec pour poisson).
- Le poisson apparaît dans le miracle de la multiplication des pains (“Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons” Matthieu 14 : 14-21)
Le blason fécond des deux poissons !
Le bar est un poisson qui figure sur les blasons de nombreuses familles nobles, et de ce fait, il représente plusieurs territoires principalement situés dans le nord-est de la France actuelle.
Le blason de base : les bars des Bar !
Nos deux poissons apparaissent courbés, en position verticale, de profil et dos à dos.
Quant au nombre de “deux” poissons, il existe plusieurs hypothèses.
- Le chiffre 2 symbolise l’association, l’union, le couple.
- C’est la vie et la mort (comme l’eau, mentionnée plus haut, dans laquelle vivent les poissons).
- Dans les faits, il existe deux Barrois, le mouvant et le non-mouvant, de chaque côté de la Meuse.
Plusieurs armoiries sont dérivées de ce blason en Lorraine, en Franche-Comté, en Bourgogne, en Ile de France historique et en Alsace.
Petit inventaire de blasons aux deux poissons
Bar-le-Duc (Meuse). Les deux poissons ont gardé la couleur d’origine du blason des comtes de Bar, à savoir l’argent.
Les armoiries des ducs
Les ducs de Bar et de Lorraine ont repris les deux poissons dans leurs armoiries :
René Ier d’Anjou en 1420, ses armes incluent les trois alérions lorrains
Les deux poissons à Montbéliard
C’est en habitant dans le Sundgau que je me suis intéressé à ces deux poissons que je voyais régulièrement dans des brochures touristiques ou sur les blasons des communes alsaciennes.
Les deux poissons sont également présents à Montbéliard. Et l’histoire de leur présence remonte au 11e siècle. Une période de grands changements politiques (création du Saint-Empire romain germanique en 962, élection et sacrement de Hugues Capet, roi des Francs en 987…)
L’enjeu stratégique de la Porte de Bourgogne
Au 11e siècle, la Porte de Bourgogne (ou Porte d’Alsace) était un territoire hautement stratégique. En effet, la Trouée de Belfort assure le passage entre la Rhénanie et le couloir rhodanien sans obstacle naturel. C’est l’axe Rhin-Rhône, qui est parfois étendu à l’axe Paris-Rhin-Rhône.
L’empereur du Saint-Empire Conrad II souhaitait positionner un homme de confiance sur cet espace géographique dans le but premier de contrecarrer les convoitises du duc de Bourgogne.
Or, sa nièce Sophie (vers 1018-1093), comtesse de Bar et de Mousson, avait hérité du comté de Bar et de la seigneurie de Mousson. La butte de Mousson, sur les hauteurs de Pont-à-Mousson, contient de nos jours les ruines du château féodal.
L’empereur attribua la Haute-Lotharingie (futur duché de Lorraine) à un cousin de la comtesse, Gothelon Ier, comte de Verdun.
Toutefois, l’empereur faisant face à l’influence grandissante de la Maison de Verdun, choisit de marier sa nièce Sophie à Louis de Scarpone en 1038.
Conrad II mourut en 1039 et fut inhumé à la cathédrale de Spire (où il repose toujours).
La fondation du comté féodal de Montbéliard
En 1042, son successeur et fils, l’empereur Henri III fonda le comté féodal de Montbéliard. Il s’agissait d’un territoire comprenant un vaste ensemble de seigneuries qui se situaient sur le point de rencontre le plus ouvert entre les mondes germanique et latin. Ce territoire correspond aujourd’hui au Pays de Montbéliard, au Territoire de Belfort, à l’Ajoie en Suisse et au Sundgau alsacien.
L’empereur le donna à Louis de Scarpone, devenu par son mariage Louis de Mousson. Ce même Louis qui fut désormais connu sous le nom de Louis de Montbéliard (oui, c’est pas si simple de le repérer quand on le cherche dans l’Histoire !)
Le fils de Louis de Scarpone et de Sophie de Bar, Thierry Ier (vers 1045-1103) régna en qualité de comte de Bar, comte de Verdun et comte de Montbéliard. A la mort de son père, il revendiqua le duché de Lorraine auprès de l’empereur mais sans succès.
Tous à vos poissons !
A la mort de Thierry Ier, ses quatre fils se partagèrent ses possessions :
- Thierry II (1081-1163) devint comte de Montbéliard
- Frédéric Ier (mort en 1160) récupéra le comté de Ferrette (une grande partie du Sundgau)
- Renaud Ier (1090-1150) se vit attribuer le comté de Bar et la seigneurie de Mousson
- Etienne (mort en 1162) devint évêque de Metz
Ainsi, la succession de Thierry Ier (sauf Etienne de Metz) adopta les deux poissons sur leurs blasons respectifs.
C’est pourquoi on retrouve aujourd’hui les deux bars de Bar-le-Duc à Ferrette, et de Montbéliard et à Longwy !
Et même au palais ducal à Nancy (armoiries des ducs de Lorraine sur le portail Renaissance du palais) :
Les deux poissons en voyage en Autriche !
Mais l’aventure de nos deux poissons continue ! Non contents de s’en tenir au Barrois, à Montbéliard et à Ferrette, voilà qu’on les retrouve dans des endroits surprenants… comme à la cathédrale Saint-Etienne de Vienne !
Mais comment expliquer la popularité de nos deux bars ?
De successions en succession
En fait, c’est simplement une affaire de succession.
On l’a vu, les comtes de Ferrette ont adopté le blason des comtes de Bar dès sa création.
Dans cet article, je vous ai raconté l’histoire passionnante du comté de Ferrette et ses intrigues.
Le dernier descendant du comte de Ferrette Frédéric Ier était Ulrich III. Or celui-ci n’avait qu’une fille, Jeanne de Ferrette.
Pour que sa fille ne perde pas son héritage au profit de l’évêque de Bâle, Ulrich arrangea tout avant sa mort. A Thann au printemps 1324, sa fille épousa un bon parti, Albert II de Habsbourg.
Le couple partit vivre à Vienne où ils participèrent à la construction de la célèbre cathédrale Saint-Etienne. D’où la présence des deux poissons de Jeanne. Un clin d’œil à son Sundgau natal.
Pour autant, les Habsbourg ne gardèrent pas les deux poissons dans leurs armes. Ils avaient des lions. Puis des aigles à deux têtes.
Mais il faudra attendre le 18e siècle pour que les deux poissons fassent leur retour à Vienne. Par la grande porte !
Les deux poissons chez les Habsbourg
Le 12 février 1736, l’héritière de la Maison d’Autriche, Marie-Thérèse, épousa à Vienne François III, duc de Lorraine et de Bar.
De cet événement est issu le nom de Habsbourg-Lorraine.
Regardez les armoiries du fils de François III et Marie-Thérèse, Léopold II de Habsbourg-Lorraine :
Pour la petite anecdote : la fille Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche (et donc sœur de Léopold) épousa le roi de France Louis XVI. On connait la suite de l’histoire…
Des poissons sur fonds bleu ou rouge ?
En Lorraine, le blason aux deux poissons apparaît sur fond bleu alors qu’à Montbéliard et dans le Sundgau, il est sur fond rouge. Pourquoi une telle différence ?
“Selon l’Armorial de France établi sur l’ordre de Louis XIV en 1696 par Charles d’Hozier, juge général des armes et blasons de France, les armoiries de la ville [de Ferrette]comportaient alors les deux bars adossés mais d’argent et non d’or, et sur un fond bleu et non rouge.”
Le drapeau du Sundgau
En 1988, le Sundgau (couvrant l’ancien comté de Ferrette) adopta de nouvelles armoiries qui combinent trois grandes époques historiques du pays :
- les deux poissons des comtes de Montbéliard (et donc de Bar),
- le blason de l’Autriche (pendant la période Habsbourgeois – 1324-1648),
- les trois étoiles or de Mazarin (représentant le royaume de France, nouveau maître du Sundgau à partir de 1648).
“de geules à la fasce d’argent accompagné en chef de trois étoiles d’or et en pointe de deux bars adossés d’or”
Je pourrais continuer à explorer toutes les villes et régions qui ont adopté les deux poissons, mais je vais devoir terminer cet article qui, sinon, serait sans fin !
Si vous avez observé les deux poissons quelque part près de chez vous ou en vacances, dites-le moi dans les commentaires !
A bientôt aux pays des deux poissons !
Pour en savoir plus
Sites de référence
- Découverte du Sundgau
- L’histoire du comté de Ferrette
- La butte de Mousson en Lorraine
- Sur les traces des Habsbourg à Thann
- Le site de l’Office de Tourisme du Sundgau
- Le site de l’Office de Tourisme de Montbéliard
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