À cause des ravages de la guerre, le Vietnam est entré tardivement dans la scène du tourisme international. La libéralisation du secteur des années 2000 a contribué à l’expansion du tourisme de masse. Grâce à l’émergence de la classe moyenne, le pays a rattrapé le retard. En revanche, derrière la croissance fulgurante, on constate des aberrations d’une planification déséquilibrée. Des années 2010 confirment la suprématie du tourisme de villégiature massifié et calqué sur le modèle américain. Plus son économie enrichit les capitalistes locaux et les chaînes multinationales, plus elle pervertit les réalités locales. Malgré la prise de conscience des effets néfastes, surmonter des obstacles n’est pas une mince affaire à l’heure de la Covid.
Misère et instabilité politique (avant 1994)
Le tourisme de masse est nourri par la facilité et l’accès. On n’avait pas ces deux facteurs avant 1994. Le Vietnam a vécu des guerres successives et l’instabilité géopolitique pendant presque un siècle. Suite au ravage de la guerre d’Indochine (1945-1954) et la guerre américaine (1965-1975), le pays a encore livré une autre guerre contre la Chine et le Cambodge en 1979. Cette aventure militaire a ruiné l’économie nationale. La société a traversé une période sombre sous le nom de Bao Cấp, ou l’économie étatique.
Dans ce contexte, il est évident que le tourisme n’avait aucune place à exister. Le pays était complètement boycotté par l’Occident. À l’exception des Soviétiques, les frontières vietnamiennes étaient fermées aux étrangers. En ce qui concerne les Vietnamiens, le terme « vacances » n’existait pas dans le vocabulaire. Toute la population était plongée dans la pauvreté extrême. Les rares « voyages » étaient entrepris par des boat people qui fuyaient le régime communiste et la misère.
La levée de l’embargo américain et l’arrivée de l’UNESCO (1994-2000)
La fin du boycott américain marque la réouverture du Vietnam au monde extérieur. Le pays a renoué des relations diplomatiques avec la plupart des puissances économiques mondiales. Cette tentative lui a permis de décrocher des titres UNESCO avec la Baie d’Halong (1994), la cité impériale de Hue (1995) et la vieille ville de Hoi An (1999). En même temps, le cinéma français a indirectement contribué à la notoriété de la destination. En effet, les deux films « Indochine » et « Amant » ont largement incité des Français à voyager au Vietnam.
Toutefois, le tourisme vietnamien avait du mal à atteindre la masse critique pour être viable. Malgré l’étiquette Unesco, les infrastructures étaient très sommaires. On se souvient encore de la route infernale entre Hanoi et la Baie d’Halong. En 1995, il fallait 8 heures pour parcourir les 170km truffés de traversées en bac et de nids de poule. Aujourd’hui, cela nous prend 3 heures via l’autoroute.
Cette période constate l’apparition d’une couche moyenne du Vietnam qui partait à la mer pour passer quelques jours de repos. Essentiellement citadins, ces gens sont fruit de l’essor économique après la levée de l’embargo américain. L’accès aux vacances s’est démocratisé timidement grâce au modeste congé payé. La plupart des vacanciers ont pu partir grâce à la récompense de leur comité d’entreprise.
L’endroit de prédilection était la plage d’où l’apparition des hôtels d’État tout au long du littoral, sous l’appellation Khách Sạn Công Đoàn. Les gens du pays considèrent les vacances comme un moyen de se reposer. D’ailleurs, en langue vietnamienne, les vacances désignent littéralement nghỉ mát, ou « repos à l’ombre ».
Le volume du tourisme domestique était minime. Cependant, le concept de nghỉ mát s’est enraciné dans la mentalité des Vietnamiens. Pour eux, c’est un symbole de la réussite sociale. Pour une population majoritairement bosseuse, avoir des vacances de repos était un luxe. Cet état d’esprit plante le décor du tourisme de masse que l’on connaît vingt ans plus tard. En sommes, il s’agit d’une classe urbaine qui cherche à s’évader vers la côte. Dans un premier temps, c’est par voie terrestre du fait des moyens financiers modestes des familles. Dans un deuxième temps, c’est par voie aérienne.
Compétition féroce contre la Thaïlande (2000 – 2007)
Jaloux contre le succès de la Thaïlande, l’État a pris le développement touristique au sérieux. Ainsi, le gouvernement a relâché un peu son étau communiste pour faciliter la mise en place des infrastructures et la venue des entreprises multinationales. On voit apparaître les premiers hôtels Hilton, Sheraton, Intercontinental, Melia au début des années 2000.
Malgré sa détermination à battre le voisin thaïlandais, le Vietnam était déboussolé dans la planification stratégique. Tout a changé en 2004. Le tsunami a mis toutes les plages thaïlandaises à terre. Le Vietnam fut miraculeusement à l’abri de tous les séismes en Asie du Sud-Est. Très opportuniste, le gouvernement vietnamien a saisi cette occasion d’or pour rebondir. Le pays a joué à fond l’image balnéaire pour grignoter une bonne partie des Occidentaux qui cherchaient des alternatives. Le malheur de la Thaïlande marque le phénomène de rattrapage touristique au Vietnam. On assiste à une frénésie d’investissement dans les constructions de resort dans les spots balnéaires du pays. C’est à partir de 2004 que les plages de Nha Trang et l’île de Phu Quoc sont mieux connues auprès du public occidental.
Pour récupérer rapidement des touristes occidentaux, l’État a adopté une politique libérale. On laisse l’industrie se réguler de façon anarchique. C’est pourquoi les acteurs privés, notamment des agences réceptives en profitent pour livrer une compétition malsaine entre elles. Au lieu d’investir dans l’innovation des produits touristiques, les entreprises locales préfèrent le copiage et les promotions agressives. Dès 2004, on constate déjà ces premiers symptômes du tourisme de masse, alimenté par le prix bas.
Vers une nouvelle géographie du tourisme de masse (2007 – 2015)
Le tourisme du Vietnam résulte directement de l’émergence des économies régionales en Asie. En 2007, le Vietnam est entré dans l’Organisation mondiale du Commerce. C’est à la fois un point marquant pour l’économie nationale et le tourisme. Pour grimper vite dans le ranking international, le Vietnam a copié le modèle économique de la Chine voisine. L’État s’appuie beaucoup sur la main-d’œuvre pas chère et les investissements massifs de l’étranger pour booster la croissance économique. À partir de 2007, il s’avère que le gouvernement a changé graduellement son approche stratégique dans le développement touristique. Au lieu de livrer une guerre sans merci contre la Thaïlande pour piquer ses touristes occidentaux, l’État semble déplacer son curseur vers la puissance domestique et régionale. C’est pendant cette période que le tourisme de masse prend une forme beaucoup plus visible.
Il faut savoir que le Vietnam fait partie des pays les plus corrompus au monde. La frénésie de l’immobilier et des constructions routières plaît bien aux dirigeants politiques. Pour eux, c’est un très bon moyen de détourner les fonds et s’enrichir personnellement. Ils s’allient aux banques et conglomérats privés qui agissent comme agents de blanchiment d’argent. C’est dans cette période que de nouveaux groupes industriels ont été « soudainement » créés de toute pièce. Ces derniers ont grandi très vite et sont désormais des géants au même titre que les entreprises d’État. On peut citer Sun Group, Vin Group, FLC, Masan, etc. Personne n’a entendu parler d’eux avant 2005.
Très prévoyants, les conglomérats savent en avance que la classe moyenne vietnamienne gonflera comme résultat de la croissance économique du pays. Pour en profiter, la massification du tourisme de plage et de villégiature constitue un levier de prédilection. Le tout se base sur la spéculation immobilière. Le tourisme de plage vise à offrir des vacances à bas coût aux salariés vietnamiens qui composent la classe moyenne. Le tourisme de villégiature cible les nouvelles couches de la bourgeoisie qui investissent dans l’immobilier comme nouvelle source de profit. C’est pour cette raison que les complexes balnéaires sont construits en rafales tout au long du littoral.
Pour nourrir le développement « chaud » de l’économie, il faut les infrastructures connexes qui alimentent l’immobilier. C’est pourquoi les autoroutes poussent comme les champignons. Pour soutenir le potentiel volume des passagers domestiques et asiatiques, il faut également doper le trafic aérien. Les compagnies low cost vietnamiennes comme Vietjet Air, Jetstat Pacific et Mékong Air sont successivement nées pour s’emparer des parts du gâteau. Contrairement à ce qu’on pense, tous ces efforts ne visent pas que les touristes occidentaux.
Pour maximiser l’argent de poche, le gouvernement vietnamien privilégie de grandes entreprises sous forme de joint-venture. Voilà pourquoi il y a souvent un partenariat stratégique entre les conglomérats vietnamiens et les chaînes multinationales. On voit plein de projets sous opération des Accor, Intercontinental, Hilton. On remarque un changement d’approche très habile de ces mastodontes multinationaux. Jadis, ils ont construit des hôtels pour capter la clientèle occidentale. Désormais, ils prêtent main-forte aux conglomérats pour draguer la clientèle vietnamienne et asiatique. Les resorts de luxe Vin Pearl ou les parcs d’attractions de Sun World illustrent parfaitement ce propos.
C’est une période transitoire qui constate la montée en puissance des marchés asiatiques sur le sol vietnamien. Certes, dans l’apparence, on constate la hausse constante des touristes occidentaux qui laisse croire que l’Occident représente le marché principal du Vietnam. En réalité, le tourisme de masse du pays est plutôt propulsé par l’Asie. En toute discrétion, ils ont évincé les touristes occidentaux dans plusieurs endroits notamment Nha Trang et Danang et Hoi An.
Expansion fordiste et accélération du surtourisme (2015 – présent)
Le tourisme de masse est résolument tourné vers le tourisme des Vietnamiens et des Asiatiques. Cette réalité rejoint la tendance de fond, soulignée dans l’ouvrage « du voyage rêvé au tourisme de masse » – Thomas Daum & Eudes Girard.
Dans les années 1960, les flux touristiques étaient aux deux tiers européens. Aujourd’hui l’Europe représente 51% des flux touristiques : elle garde une position de leader, mais cette part va devenir être de moins en moins grande. De son côté, l’Asie est passée de 2% à 22%. Il n’est pas du tout impossible qu’entre 2030 et 2040, la Chine devienne le premier pays touristique au monde.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. L’Asie contribue jusqu’à 80% du volume des touristes internationaux au Vietnam. Dans la liste des top 10 nationalités, on peut expliquer l’arrivée massive de manière suivante
- Proximité géographique (Thaïlande, Chine, Malaisie)
- Affinité économique : Corée du Sud, Japon, Taïwan. Ces pays sont les top investisseurs au Vietnam
- Affinité diplomatique basée sur l’ancienne relation communiste : Russie
- Diaspora : États-Unis, Australie, Russie. La vague de boat people des années 1980 a constitué une forte communauté de Vietnamiens dans ces pays. Ils reviennent souvent au Vietnam avec un passeport des pays respectifs.
On s’éloigne de l’époque où les hôtels haut de gamme et les sites étaient exclusivement réservés aux touristes occidentaux. De nouvelles structures sont montées pour flatter l’ego des nouveaux riches vietnamiens. Aujourd’hui, ils sont moins dociles, moins conciliants que la génération de leurs parents. Ils créent une pression supplémentaire sur la gestion du flux touristique et des offres hôtelières.
L’avancée massive des Vietnamiens crée parfois les tensions culturelles dans plusieurs endroits qui sont habitués à servir les Occidentaux. Le tourisme de masse déclenche une guerre latente entre les vacanciers locaux et les Occidentaux. Après Nha Trang et Danang, c’est maintenant le tour de Sapa et Mai Chau où les Occidentaux sont chassés par les Vietnamiens et Asiatiques.
L’année 2015 marque la prise au pouvoir du président Nguyen Xuan Phuc. Sous sa gouvernance, les conglomérats nationaux obtiennent davantage de privilèges. Il existe une forme de cartel qui tente de consolider le leadership dans l’industrie touristique du pays. La force destructrice de ces groupes prend un autre niveau de massification. Elle est plus diversifiée, car la conquête des marchés prend la dimension céleste. Grâce à une réserve financière illimitée, les groupes industriels se permettent de créer leurs propres compagnies aériennes. L’idée est de déployer rapidement la flotte pour capter le trafic potentiel de 80 millions de passagers. Le groupe FLC a inauguré Bamboo Airways en 2016. Vin Group a soumis le projet de création de Vin Air dans la même année, mais la tentative fut retardée. Vietravel a ouvert sa propre ligne en 2020, alors que le pays était plongé en pleine crise de Covid.
En ce qui concerne la terre, le tourisme de masse domestique ne se limite plus au littoral. Hormis le tourisme de plage déjà en plein essor, trois autres formes ont le vent en poupe auprès du public vietnamien :
- Tourisme de résidence secondaire à la plage
- Tourisme de villégiature à la montagne
- Parc d’attractions
Bien entendu, toutes les trois formes ont une racine commune : spéculation immobilière. Forts des premiers succès, les conglomérats appliquent religieusement le modèle fordiste. On réplique une production de masse de services touristiques sur l’ensemble du territoire. À partir de 2015, plusieurs zones jadis sauvages ont fait l’objet de folklorisation intensive. Les régions de Sapa, Phu Quoc, et Mai Chau en ont fait des frais. Pour satisfaire la soif d’Instagram des Vietnamiens, le mouvement poursuit dans les endroits où les Occidentaux pensent « hors des sentiers battus ».
C’est ici qu’on voit toutes les aberrations derrière le succès couronné de flatterie médiatique. La manne financière profite à une poignée de conglomérats, aidés par leurs « potes » multinationaux. Le reste de la population se contente des miettes et paie le prix fort : pollution, expropriation, décadence culturelle. Plus l’État crie haut et fort ses exploits touristiques, plus le pays descend dans le palmarès de la démocratie.
Le Vietnam figure toujours parmi les pays les moins respectueux du droit de l’homme. Ce triste bilan est logique, car la spéculation immobilière va de pair avec la corruption. Pour libérer des terrains, il faut souvent piller des ressources naturelles et expulser les villages en entier. Ces crimes ne regardent pas trop le gouvernement qui aurait reçu de généreuses enveloppes des conglomérats.
Perspectives Post-Covid :
Comme partout, la pandémie à mis un coup d’arrêt au tourisme. Le tourisme international est au point mort à cause de la fermeture des frontières. Est-ce que la situation annonce la fin d’un tourisme de masse prédateur? Pas sur ! À l’instar du virus, il se métamorphose.
Avec une politique évoquée en haut, le tourisme domestique sera la clé pour redémarrer la machine. Le tourisme de masse du Vietnam sera stimulé par la dynamique des populations asiatiques. Les conglomérats locaux n’attendent pas la Covid pour faire savoir que leur croissance s’appuie sur le dos de leurs compatriotes. L’enjeu du tourisme de demain sera le niveau de sensibilité du public par rapport au tourisme durable. Pour l’immense majorité de la population, cette notion n’existe pas. Depuis l’essor économique, les Vietnamiens ont une fausse perception alarmante : le progrès est synonyme de l’effacement de l’ancien (donc patrimoine et traditions).