Symbole du tourisme balnéaire, Nha Trang dévoile le côté sombre d’un esclave industriel du tourisme de masse. Face à une armée multinationale de touristes, la ville s’effondre et tombe dans les ténèbres de néocolonialisme.
Considérée comme « Miami du Vietnam », la station balnéaire de Nha Trang est un cas d’école au niveau du tourisme durable. Jadis un paradis réservé à une élite, l’accès à ses plages immaculées s’est démocratisé drastiquement en 15 ans. À cause d’une gestion maladroite des autorités locales, le joyau touristique s’est dégradé d’une manière vertigineuse. C’est devenu un terrain de combat sans merci entre les groupes capitalistes. La population locale est la seule victime qui subit toutes les conséquences. Hormis une pollution catastrophique, le fossé social se creuse entre les habitants et les touristes. C’est le seul endroit au Vietnam où on peut parler de la ségrégation raciale.
Zoom sur l’excès du développement anarchique du tourisme
En 2003, Nha Trang fut sélectionnée dans le Club des plus belles baies au monde. Au lieu de préserver sa beauté, les autorités locales ont profité de la notoriété du label pour valider à l’aveugle des projets de construction tous azimuts. Dans un pays où la corruption est la monnaie courante, l’immobilier est le raccourci pour devenir riche. Cet immobilier sert à augmenter le parc hôtelier dans le but d’accueillir massivement des touristes. La situation a tellement dérapé que Nha Trang fut pointée du doigt par National Geographic comme la pire plage au monde. La descente à l’enfer s’explique par l’incapacité à gérer le flux touristique accru.
Aviation comme moteur de croissance
Pour expliquer le désastre, il faut chercher dans l’évolution du transport aérien. C’est précisément l’accessibilité des vols qui facilite la venue des hordes de touristes. L’accès se traduit à la fois par la rotation des vols charter internationaux et la montée en puissance des compagnies low cost.
Les vols charters viennent essentiellement de la Russie et de la Chine. Pour les villes comme Moscou, Vladivostok, Novossibirsk et Ekaterinbourg, la rotation peut aller jusqu’à 21 vols par semaine en haute saison. Chaque vol peut transporter 200 passagers russes. Idem pour China Southern Airlines qui a ouvert des vols directs depuis de nombreuses villes provinciales chinoises. Ce mouvement a décollé à partir de 2010
Pour stimuler la demande domestique, les vols directs vers Nha Trang se sont multipliés aussi. La raison principale est liée à l’émergence de la classe moyenne vietnamienne. À l’instar de Ryanair et Easy Jet, les homologues vietnamiens se dépêchent à s’emparer du ciel rapidement. Les compagnies low cost comme Vietjet Air, Jetstar Pacific et Bamboo Airways sont nées exprès pour combler la demande. Vietjet Air est la plus agressive. Celle-ci propose souvent des promotions hallucinantes pour 5 USD !
Invasion des touristes
Grâce à la démocratisation des vols, le trafic touristique est soudainement boosté. En revanche, les infrastructures de Nha Trang ne sont pas prêtes pour absorber le raz de marée humain. C’est le déclencheur du tourisme de masse
Depuis l’arrivée des vols low cost en 2008, le nombre de touristes ne cesse de croître. En 9 ans, le volume est multiplié par 6. Avec un climat clément toute l’année, Nha Trang est toujours en haute saison, mais avec les différences. Durant la période entre novembre et mars, les plages sont bondées de touristes russes. Pendant les 3 mois d’été, c’est les vacances pour les Vietnamiens.
Pollution environnementale et droit de l’homme
La force de Nha Trang est l’écosystème océanique de sa baie et les chaînes de montagnes qui entourent la ville. À cause de la spéculation immobilière, toutes les deux parties sont abîmées sans pitié. Ce n’est plus une petite station balnéaire à côté d’un village de pêcheurs, c’est maintenant une grosse ville, entièrement bétonnée, grouillante de taxis et parsemée de gigantesques hôtels sur ses 12kms de plage…
Immobilier et magouilles
Les projets de construction poussent comme les champignons pour deux motifs : s’enrichir rapidement et absorber le volume élevé de touristes. Très gourmands en ressources, les promoteurs se servent des montagnes aux alentours de la ville pour accélérer les constructions. En outre, il faut libérer de vastes terrains pour les projets. Or, la plupart des parcelles appartiennent aux pêcheurs et agriculteurs qui sont les habitants de souche de Nha Trang. En utilisant des techniques rusées, les promoteurs parviennent à expulser des habitants de leur terre. L’expropriation est un sujet quotidien dont les médias ne parlent pas.
Si ce pillage des ressources se produit facilement, c’est parce que les autorités locales donnent le feu vert. Vous vous demanderez pourquoi les dirigeants politiques ne sanctionnent pas ces pratiques nocives. En fait, ils sont complices. Dans un pays où la liberté d’expression est restreinte, la corruption est un sujet tabou. Aucun médium officiel n’ose dire la vérité, à l’exception d’une poignée de journalistes qui partagent des renseignements sur les réseaux sociaux. L’exemple le plus connu est le post de Vo Van Tao sur Facebook. Ecoeuré par le piteux état de Nha Trang, ce journaliste a dénoncé toute la saleté de la classe politique.
Le droit de l’homme est un sujet que les capitalistes veulent absolument éviter. Les chaînes internationales ne veulent pas trop se mêler dans les affaires civiles. Pour détourner le problème, elles font souvent appel à un partenaire vietnamien qui maîtrise mieux l’art de bakchich. Celui-ci fait le nécessaire pour rendre les terrains de construction « clean ». Puis, avec l’ingénierie de marketing bien huilée, les chaînes font le nécessaire pour donner une belle image dans les magazines. À l’international, on peine à trouver des sources pour dénoncer, car tout est censuré en amont… À l’intérieur du pays, tout journaliste qui ose braver l’omerta risque se faire liquider.
Pollution océanique
L’enjeu environnemental de Nha Tra est encore plus dramatique avec les îles dans sa baie. Dotés d’un pouvoir démesuré, les groupes de promoteurs s’emparent des îles de Hon Tam et Hon Tre pour construire des resorts et parcs d’attraction. Les forêts primaires ont été rasées pour céder la place aux projets immobiliers plus rentables. Les fonds marins sont endommagés à cause des tonnes de sable jetées dans la mer.
Une conséquence calamiteuse de la destruction de l’environnement du site touristique est l’annihilation quasi totale des coraux. D’abord, c’est à cause d’une quantité colossale des eaux usées venant de la terre ferme. On constate assez souvent une marée noire sur les plages.
En moyenne, 10 tonnes de déchet sont jetées directement dans la baie chaque jour (source : comité de gestion de la baie de Nha Trang). Cela vient de plusieurs endroits : usines, marché, quartiers résidentiels et surtout des bateaux d’excursion. Les visiteurs emmenés en mer pour faire du snorkeling ne sont pas sensibilisés à la fragilité des coraux ou très peu. Ils ne sont donc pas respectueux des fonds marins ce qui fait qu’ils se mettent debout sur les coraux ou donnent des coups de palme entraînant donc la destruction totale de ces derniers.
Entre ségrégation raciale et aliénation sociale
L’histoire du Vietnam a constaté plusieurs luttes contre les envahisseurs étrangers. Mais pour cette fois-ci, leur « race » est différente. Sous la peau de touristes, ils pénètrent habilement dans les quartiers et les métamorphosent en terre hédoniste. Trop courtisées par l’argent facile, les autorités locales succombent au charme du capitalisme sauvage. Elles encouragent volontairement l’explosion des colonies russes et chinoises.
Selon les statistiques de 2019, 2.5 millions de Chinois et 450,000 Russes ont débarqué à Nha Trang (source : Conseil Régional du Tourisme de Khanh Hoa) . Ce n’est pas par hasard que ces deux pays occupent la première place dans le palmarès des touristes étrangers. Dans l’univers communiste, le Vietnam a un lien historique avec les deux géants qui l’ont beaucoup aidé pendant la guerre américaine. Ce lien politique favorise la mise en place d’une forme de colonisation déguisée.
Le phénomène de ségrégation raciale est récent. C’est à partir de 2008-2010 que les quartiers 100% russes et chinois prennent forme. Avec un volume sans égal, la Chine est le premier marché pour Nha Trang. La plupart des prestataires (hôtel, restaurants, agences locales) se concentrent sur les clients chinois. À l’image des concessions territoriales à l’époque coloniale, tout est conçu pour les servir. Cela se voit visiblement à travers des enseignes en chinois ou russe.
L’aménagement touristique de Nha Trang est caractérisé par le découpage des zones hôtelières par nationalité. Il faut savoir qu’il y a une tension latente entre les touristes chinois, russes, australiens et autres européens. Les blancs montrent clairement un snobisme vis-à-vis des Chinois. En parallèle, les Français détestent les Russes. L’impossible cohabitation entre eux explique pourquoi la ségrégation raciale est une solution de dépannage. Nha Trang est actuellement divisée en 3 secteurs : des Chinois, des blancs, et des vacanciers vietnamiens.
La présence excessive des colonies touristiques a entraîné un clash culturel entre les étrangers et les locaux. Depuis 2016, il est très compliqué pour un Vietnamien de réserver une chambre hôtel en haute saison. Toutes les places sont bloquées soit par les Russes, soit par les Chinois. Pris en otage par le mirage des profits, les hôteliers ont une entente d’alitement sur plusieurs années avec les tour opérateurs étrangers. Voilà pourquoi il y a toujours un manque de disponibilité. Pire encore, dans certaines plages, les locaux ne sont même pas autorisés sous prétexte que c’est réservé aux Chinois.
Dans ce contexte, les Vietnamiens ont un sentiment de faire l’objet de discrimination. C’est le seul endroit où les locaux doivent payer plus cher une chambre par rapport aux étrangers. C’est paradoxal pour un habitant de souche d’être exclu dans son propre pays. Cette réalité est toujours niée par les autorités locales, mais elle est dévoilée par les journalistes. Une inspection du magazine Zing a mis en lumière la discrimination que les Vietnamiens subissent.
Le sentiment d’injustice se fait sentir très vif chez eux. Nha Trang subit une image déficitaire : un traître au service des colonisateurs. Malheureusement, la population n’a pas la même démocratie qu’en Europe pour faire savoir leur touristephobie. Le raz de bol se manifeste d’une manière informelle à l’oral ou via les réseaux sociaux. Au lieu de critiquer ouvertement le pouvoir public, ils boudent simplement la destination. Depuis 2015, on constate une baisse constante des vacanciers vietnamiens à Nha Trang.
Une retombée économique au détriment des Vietnamiens
Les habitants de base ne profitent guère des bénéfices générés par le tourisme. La quasi-totalité de la manne financière tombe dans la main d’une poignée d’acteurs, à savoir : les dirigeants politiques de Nha Trang, les groupes de promoteurs vietnamiens, et les investisseurs russo-chinois. Au deuxième tour, les prestataires vietnamiens ne prennent qu’une miette de bénéfice. Et au dernier tour, la population locale subit toutes les conséquences directes : pollution, crise de logement, aliénation sociale.
Emprise chinoise
Le cas des Chinois nécessite plus d’attention, du fait d’une ingénierie touristique très spéficique. Leur modèle se repose sur les techniques du « tour zéro dollar ». Il s’agit d’intégrer toutes les prestations sous le contrôle direct des tour opérateurs chinois pour optimiser des coûts. Concrètement :
- Hébergement : on joue l’effet de volume pour mettre pression sur les hôteliers locaux. Par la suite, on signe un contrat d’alitement sur plusieurs années pour étoffer l’hôtelier. Cela permet d’obtenir le tarif dérisoire. Une autre technique consiste à investir dans la construction de nouveaux hôtels réservés exclusivement aux Chinois
- Restauration : les Chinois investissent directement dans la construction des restaurants conçus spécialement pour leurs compatriotes.
- Boutiques de souvenir: sont gérées par les expatriés chinois. L’artisanat est préalablement fabriqué en Chine puis exposé en magasin pour faire croire aux touristes que c’est du vrai
- Guidage: au lieu d’employer des guides sinophones vietnamiens, ce sont les Chinois qui font le tout. Cette pratique illégale est maintes fois dénoncée par la presse locale, mais les dirigeants font les yeux fermés.
Grâce à ce circuit fermé, tout l’argent sera récolté par les Chinois et les bénéfices seront acheminés en Chine. Cette pratique inéquitable est aussi présente en Thaïlande. Par contre, le gouvernement thaïlandais impose des réglementations strictes pour freiner la fuite des bénéfices. Quant au Vietnam, les autorités font plutôt les yeux doux envers les prédateurs.
Contribution d’AirBnB au clivage social de Nha Trang
Pour compléter le tableau de la spéculation immobilière, il faut ajouter notre ami AirBnB. La régulation laxiste est stimulée exprès par la corruption politique. Grâce aux failles juridiques, il est très facile de louer aux étrangers. AirBnB est un champion dans l’art d’exploiter des brèches légales d’un pays. Comme partout ailleurs, les bénéfices tombent dans la poche du géant américain qui ne paie jamais d’impôt sur place.
Les nouveaux riches vietnamiens voient dans l’AirBnB un moyen de gagner de l’argent facile. Ainsi, ils achètent des appartements et relouent aux touristes occidentaux. Qui sont les fournisseurs des appartements à vendre? C’est à nouveau les groupes de promoteurs vietnamiens qui sont bien entendu « amis » des autorités locales.
Sans vivre réellement sur place, les hébergements « AirBnB natifs » créent artificiellement la crise de logement pour les habitants locaux. L’identité culturelle de Nha Trang meurt à petit feu, car ses habitants sont expulsés les uns après les autres, faute de moyen. Peut-être un jour, Nha Trang deviendra 100% chinoise et europérenne.
À travers plusieurs blogs et récits de voyage, on a bien détecté la frustration des voyageurs vis-à-vis de Nha Trang. Par contre, rester les bras croisés et critiquer n’est pas une bonne option non plus. Au final, les habitants de Nha Trang sont ceux qui méritent de se plaindre, pas les touristes.