La cuisine est la force du tourisme vietnamien. Paradoxalement, sa gastronomie n’est pas (ou pas encore) référencée dans le système Michelin. Pour ceux qui suivent mon blog, vous savez que je suis très chauvin. Donc, le fait que la cuisine vietnamienne ne soit pas figurée dedans me laissait un goût amer. J’étais furieux contre cette injustice apparente. Toutefois, au fil des recherches, il s’avère que la sélection de Michelin est logique. C’est un peu comme la sélection dans une équipe nationale de foot. Plusieurs attaquants d’une qualité exceptionnelle ne sont jamais sélectionnés par l’entraîneur. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas bons. C’est simplement parce que leurs compétences ne sont pas en accord avec la tactique mise en place par l’entraîneur. Donc, si la cuisine vietnamienne n’est pas dans le classement de Michelin, c’est parce que ses valeurs ne s’alignent sur les critères du guide. Cet article vise à mettre en lumière cette incompatibilité des valeurs.
Je me suis renseigné sur la manière dont les inspecteurs de Michelin jugent la valeur d’une cuisine. Apparemment, il y a en tout 5 critères : qualité des ingrédients, maîtrise technique, personnalité culinaire du chef, rapport qualité prix, homogénéité expérientielle. Les inspecteurs recrutés par Michelin testent des restaurants en tant que clients mystères. Selon les chiffres à ma disposition, Michelin possède une équipe de 120 inspecteurs (2018). Ces experts sont dispersés à travers 23 pays et y travaillent en tant qu’expats.
En moyenne, ils font un « roadtrip» de 3 semaines par mois et passent la nuit dans de différents hôtels. Pour garantir l’exactitude des informations, les établissements retenus sont révisés régulièrement, souvent une fois tous les 18 mois. Si un restaurant désire monter en étoile, Michelin va multiplier des repérages. Pour les établissements une étoile, c’est 4 fois par an. Pour les restaurants de deux étoiles, il faut 10 fois par an.
Malgré ce système de contrôle très rigoureux et impartial, Michelin subit pas mal de critiques quant à la préférence visible pour la gastronomie française. Force est de constater que la France regorge trop de restaurants référencés et les établissements se situent plutôt dans un segment élitiste. Ces vives critiques sont plus ou moins fondées. Si on se fie aux statistiques de 2018, la France compte 600 établissements alors que le Japon (deuxième place) ne compte que 400 et l’Italie (troisième place) ne compte que 300. Une remarque intéressante : si les restaurants ne sont pas localisés dans les zones d’inspection de Michelin, ils ne seront jamais référencés, malgré une qualité exceptionnelle.
Sans doute, Michelin reste une référence internationale en matière de haute cuisine. C’est un peu comme le globe Oscar Hollywood ou la médaille d’or Olympic. Toutefois, ce système représente quand même des failles qui génèrent justement les critiques citées en haut. Les 5 critères imposés par Michelin sont un peu comme ceux imposés par la noblesse européenne au Moyen Âge. En effet, pour devenir chevalier, tu dois savoir manier l’épée et recevoir une éducation aristocratique. Le problème : il faut avoir du moyen financier pour s’acheter une épée, une armure, un cheval et une éducation. Hélas! Seuls les nobles peuvent les avoir. Les conditions de sélection de Michelin exigent souvent des moyens, à l’image de la noblesse médiévale. Conscient de cette remarque pas très glorieuse, Michelin a tenté d’accorder le privilège à plusieurs adresses en Asie (Singapour, Hongkong, Thaïlande, Japon, Chine, Corée du Sud). Là aussi, ce sont plutôts des étalbissements chics
C’est précisément à cause du système d’évaluation de Michelin que la cuisine vietnamienne ne sera jamais dans son viseur. Pour éviter la confusion, je tiens à signaler que le Vietnam possède des chefs cuisiniers étoilés Michelin qui travaillent dans les restaurants très chic. On peut citer notamment le Jardin des Sens à Saigon ou la maison 1988 à Danang. Michelin s’attache surtout à des personnes physiques ou des adresses physiques pour accorder ses étoiles. Il s’intéresse peu à un patrimoine intangible d’un pays. Or, la cuisine vietnamienne est principalement une composante intangible qui représente l’identité culturelle du pays. C’est pourquoi je parle de l’écart des valeurs. Malgré tous les avantages qu’on reconnaît dans la cuisine vietnamienne, aucune de ses qualités ne s’inscrit dans les 5 critères de Michelin. On va examiner ensemble quelques aspects saillants.
Image élitiste versus la classe moyenne
Je reviens à la caricature médiévale en haut. Pour devenir «chevalier» chez Michelin, tu devrais avoir des moyens ou appartenir à une classe aisée de la société. Quand on parle de la qualité des ingrédients chez Michelin, ça peut évoquer le sens sous-jacent des coûts de fabrication. Quand on regarde tous les établissements classés par Michelin, on peut constater que c’est plutôt chic et réservé à une clientèle bourgeoise. Par rapport au Vietnam, cette approche est incompatible.
La cuisine vietnamienne est caractérisée par le budget abordable et accessible à tous. Vous remarquerez une multitude de gargotes ou d’échoppes qui sont là pour servir la classe moyenne du Vietnam. Chez nous, les Vietnamiens qui fréquentent un établissement Michelin ont une étiquette «m’as-tu vu». Tous ces établissements portent un nom qui sonne français pour faire croire que manger dans un resto chic est signe d’une distinction sociale. Autrement dit, dans la perception vietnamienne, Michelin pourrait être un vecteur de clivage social, entre les riches et les pauvres. Bien entendu, c’est difficile pour Michelin d’accorder ses étoiles à une échoppe familiale pauvre, même si cette dernière est la meilleure de toute l’Asie.
Michelin sophistication versus simplification vietnamienne
Quand on parle de la maîtrise technique chez Michelin, on parle de la technicité sophistiquée chez les chefs cuisiniers. Or, la sophistication technique est rarement dans le vocabulaire de la cuisine vietnamienne. Chez nous, il n’y a pas d’écoles institutionnelles qui forment les experts de la cuisine vietnamienne. Au Vietnam, la cuisine veut dire la famille. Autrement dit, c’est l’éducation familiale qui est la vraie école d’apprentissage pour les futures chef cuisinières.
L’espace de la consommation culinaire se passe dans un cadre convivial et à plusieurs. Ça peut être une soirée à la maison ou dans une échoppe à l’extérieur. Dans une ambiance festive, ça gueule fort ! La cuisine vietnamienne est conçue pour répondre à ce trait culturel. Par conséquent, si on parle de l’établissement de cuisine, il s’agit plutôt de deux catégories : soit un espace clos à la maison, soit un espace ouvert à l’extérieur. C’est dans ce cas précis que l’on peut parler de la bouffe de rue qui est en réalité une extension sociale et spatiale de la bouffe en famille. Du fait de la convivialité collective, on sert beaucoup de plats. Du coup, les plats doivent être simples dans la préparation, ce qui va à l’encontre de la sophistication imposée par Michelin. En outre, le nombre de plats servis va aussi à l’encontre du fameux trio entrée-plat-dessert à l’européenne. On remarque aussi que la notion d’espace collectif est peu compatible avec celui dans le cadre de Michelin. Un resto Michelin est un endroit clos, alors qu’un espace culinaire à la vietnamienne est un droit ouvert et propice à la sociabilité
Signature individuelle versus convivialité communautaire
Quand on parle de la «signature» chez Michelin, on évoque la créativité artistique et l’innovation culinaire dont l’empreinte personnelle du chef est forte. On «sent» tout de suite la personnalité de tel ou tel chef au travers des plats. C’est un peu comme dans le domaine de la peinture. Quand on voit un tableau, on sait tout de suite s’il s’agit des griffes de Leonard De Vinci ou d’El Greco. Dans la cuisine vietnamienne, il n’y a rien de tout ça ! L’identité vietnamienne s’appuie sur la culture villageoise. La cuisine vietnamienne découle directement de cette racine villageoise teintée du confucianisme. De ce fait, la marge de manœuvre à la créativité personnelle est très réduite.
La personne qui prépare la cuisine a la seule mission de refaire fidèlement des recettes qui ont déjà prouvé du succès. Pour un plat comme le phở (soupe tonkinoise), une seule recette de référence s’impose et tous les cuisiniers doivent se plier à la norme unique. Par conséquent, il y a un effet de l’anonymat du chef cuisinier (patron d’une échoppe/famille d’hôte) au nom du plaisir communautaire (ses clients/invités). La convivialité collective prime sur la créativité personnelle des chefs. C’est pourquoi les Vietnamiens sont réfractaires par rapport à l’innovation des recettes. Ils ont peur de dénaturer les saveurs au risque de perdre la crédibilité auprès du public. L’inverse est aussi vrai.
Un Vietnamien si habitué à un bouillon de phở n’a pas envie qu’on ajoute des épices «bizarres» dans son bol. Au Vietnam, un Vietnamien fréquente son adresse de phở préférée, parce que l’adresse en question reste la plus fidèle à la norme de recette dans son esprit. On s’en fiche de qui se cache derrière la préparation du bouillon. Donc, si notre ami Cyril Lignac (ou Ricardo pour les Québécois) compte d’ajouter du miel dans le phở, il faut réfléchir deux fois
Voilà juste quelques exemples qui expliquent pourquoi la cuisine vietnamienne est peu compatible avec le système de Michelin. Lors de cette rédaction, le Vietnam n’est pas encore inscrit dans la zone Michelin. En d’autres mots, ses inspecteurs ne font pas de roadtrip au pays pour tester des restaurants au Vietnam. Avec tous facteurs déjà cités, je pense que c’est une décision judicieuse de Michelin. La cuisine vietnamienne, en tant qu’entité culturelle, n’est pas cohérente par rapport à son positionnement de marque. Voilà pourquoi Eric Cantona (cuisine vietnamienne) n’est pas retenu dans la sélection d’Aimé Jacquet (Michelin)