Grâce aux progrès extraordinaires des sciences, l’anatomie humaine a pu s’imposer dans le monde entier comme unique modèle d’analyse au détriment de toute tradition locale. Pendant très longtemps, la médecine occidentale était le seul standard sur la planète. Sa suprématie était incontestable grâce à une organisation disciplinée sur le plan logistique et académique. Cependant, les vents ont considérablement changé depuis l’avènement de la mondialisation des années 1980. Quelques grandes traditions médicales dans plusieurs pays commencent à se tailler une place importante sur la scène internationale. On peut citer notamment l’acuponcture chinoise et le yoga indien. Si ces méthodes ont pu faire une percée remarquable, c’est parce que les pays industrialisés semblent remettre en question certaines limites de leur approche. Plusieurs patients ont recours aux autres solutions médicales qui ne sont plus curables par la médecine occidentale en vigueur. C’est ainsi qu’on les appelle la médecine douce, car pas d’effets secondaires. D’autres les appellent la médecine alternative par rapport au mainstream qu’est la médecine occidentale. Dans ce contexte global, on remarque un retour à la nature. Autrement dit, les gens cherchent des solutions naturelles pour éradiquer leur maladie. Les chercheurs s’intéressent aux autres approches d’origine diverse pour intégrer dans le mainstream. Certains pays asiatiques (Chine, Inde, Singapour, Japon, Corée du Sud) ont pu tirer l’épingle du jeu en mettant en avant leur phytothérapie.
Par rapport à ses voisins, le Vietnam possède aussi une grande tradition médicale. Toutefois, faute de moyen, le pays n’a jamais pu faire connaître ses atouts. C’est seulement depuis une dizaine d’années que la phytothérapie vietnamienne commence à s’ouvrir au monde extérieur. Pour beaucoup de visiteurs, la phytothérapie vietnamienne est encore un mystère. Cet article vise à vous livrer quelques éclairages.
La culture vietnamienne prend sa source dans la riziculture inondée. Le quotidien des Vietnamiens se régule en fonction de la loi de la nature. Les Vietnamiens considèrent que leur corps devrait co-exister en harmonie avec la nature. C’est à partir de ce principe que la phytothérapie vietnamienne est née. Selon les fouilles archéologiques, on sait que l’usage des plantes existe depuis le 5e siècle av. J.-C. Les premières tribus vietnamiennes mâchaient les chiques de bétel pour maintenir la santé des dents et garder les haleines fraîches. Les Vietnamiens de l’époque utilisaient déjà de nombreuses plantes endémiques pour soigner des maladies courantes. Cependant, ils n’avaient pas de système doctrinal permettant de raisonner des maladies d’une manière scientifique. C’était plutôt une logique de « recette grand-mère ». Tout le savoir-faire technique se basait sur l’expérience empirique et la transmission orale.
C’est grâce à la conquête chinoise et sa domination de 10 siècles que les Vietnamiens ont pu intégrer un système analytique complet de l’Empire du Milieu. Les deux cultures se rapprochent au niveau de la théorie de la nature. L’Homme devrait vivre en accord avec le cosmos autour de lui. Il a l’intérêt de maintenir la connexion équilibrée entre son corps et la nature, faute de quoi il tomberait malade. Les Chinois ont inventé la science taoïste dont le concept yin-yang fait partie.
Cette l’harmonie est la base conceptuelle de la médecine chinoise dont la phytothérapie vietnamienne s’inspire. Cependant, la phytothérapie vietnamienne n’avait pas véritablement un statut clair dans la société à cause de l’absence d’archives manuscrites. Jusqu’au 14e siècle, la médecine chinoise était la norme dans le monde de l’aristocratie et dans la cour royale. La phytothérapie vietnamienne était plutôt réservée à d’autres classes sociales.
Au sein d’une population largement rurale, les praticiens de phytothérapie étaient plutôt de simples guérisseurs, appelés lang băm ou thầy lang en vietnamien. Autrement dit, ils pratiquaient la médecine par tâtonnement et des expériences empiriques sans avoir fondement scientifique. Ces praticiens recevaient souvent une formation technique via la transmission orale. L’usage des plantes était particulièrement répandu dans l’armée. En effet, le Vietnam devait constamment faire la guerre avec les pays voisins pour assurer les frontières. Pour soigner des soldats, les plantes constituaient un moyen bon marché et efficace.
Il a fallu attendre jusqu’au 14e siècle pour que la phytothérapie vietnamienne soit intégrée dans un enseignement plus académique. Tue Tinh fut le premier homme à faire des travaux de recherche d’envergure à ce sujet. C’est grâce à lui que l’on a le premier dictionnaire des plantes endémiques du Vietnam. Il fut la première personne à constater que certaines maladies existent au Vietnam tropical plutôt qu’en Chine où le climat est différent. Pour les traiter, le seul moyen efficace est de faire appel aux plantes endémiques dans le pays. L’ouvrage de Tue Tinh est considéré comme une « déclaration d’indépendance » de la médecine vietnamienne par rapport à l’emprise de la Chine. Il est auteur de la mythique phrase : nam dược trị nam nhân, ce qui veut dire les plantes vietnamiennes visent exclusivement à régler les problèmes de santé des Vietnamiens. C’est pourquoi il est considéré comme père fondateur de la phytothérapie vietnamienne, bien que l’usage des plantes existe avant lui.
Au 18e siècle, la phytothérapie vietnamienne a connu une deuxième phase de développement grâce aux travaux de Hai Thuong Lan Ong. Celui-ci a contribué deux choses fondamentales : mise en place d’un processus rigoureux du diagnostic à la prescription, puis division des techniques de traitement par catégorie de maladie. Ainsi, les médecins se spécialisent en un domaine de maladie : maladies infantiles, gynécologie, secourisme d’urgence, etc. À partir de la génération de Hai Thuong Lan Ong, les guérisseurs semblent avoir obtenu une formation plus hiérarchisée afin d’accéder au grade de vrai médecin. Ainsi, les Vietnamiens font une distinction entre lang băm (guérisseur) et thầy thuốc (médecin). Le médecin est plus crédible, puisqu’il reçoit une formation plus disciplinée sur le plan théorique et pratique. Le guérisseur n’a que le côté pratique sans analyse rationnelle des maladies.
À partir du 18e siècle, il y a officiellement une séparation très nette entre la médecine chinoise et la phytothérapie vietnamienne. Pour renforcer la différenciation identitaire, les Vietnamiens utilisent le terme thuốc bắc, ou « médecine du Nord» pour désigner un courant médical qui vient de l’Empire du Milieu. A l’opposé, c’est thuốc nam, ou « médecine du Sud » pour désigner le territoire vietnamien situé au Sud de la Chine. La différence fondamentale reste dans l’usage de plantes. La phytothérapie vietnamienne se distingue par l’intégration des plantes endémiques dans l’ordonnance.
La colonisation française a marqué une troisième phase de la phytothérapie vietnamienne. Pour la première fois, la médecine occidentale fut mise en place. Les hôpitaux furent installés un peu partout. Le duo entre les deux écoles de pensée poursuit l’histoire du pays jusqu’à récemment. De nos jours, les deux approches co-existent toujours. D’une part, les infrastructures sont mises en place comme dans la plupart des pays dans le monde : un réseau des hôpitaux et cliniques. D’autre part, l’enseignement de la médecine est assez synchronisé. Dans les Universités ou centres de formation, hormis les départements similaires à ceux en France, il y a aussi le département de la phytothérapie. Au Vietnam, on a créé exprès l’Université de Tue Tinh qui est entièrement consacrée à la phytothérapie vietnamienne. Pour les Vietnamiens, c’est considéré comme Havard de la médecine. Malgré cette cohabitation relativement pacifique, la médecine occidentale s’impose largement au détriment de la phytothérapie traditionnelle. Plusieurs facteurs expliquent cette triste réalité. D’abord, c’est l’infrastructure. Au pays, on peut trouver facilement un hôpital ou une clinique partout. Par contre, ce n’est pas évident à trouver un praticien de phytothérapie. Il faut bien s’appuyer sur son réseau relationnel pour qu’on nous file un bon contact.
Deuxième facteur : la facilité. Avec la modernité, la médecine occidentale nous pousse à consommer à outrance. Avec la moindre maladie, il faut tout de suite acheter des médicaments et se faire soigner à l’hôpital. Par facilité, les gens ont plus tendance à faire appel à la médecine occidentale, car les médicaments donnent les effets rapides. Dans les agglomérations urbaines, les pharmacies se trouvent dans chaque coin de rue. Donc, il est hyper facile de procurer des médicaments.
Troisième facteur : confusion entre science et superstition. Du fait de la culture villageoise, les Vietnamiens pratiquent de différentes croyances populaires, dont l’animisme, le culte des génies, le culte de la Déesse nature, etc. Selon une croyance largement répandue, la cause d’une maladie provient parfois de notre monde des vivants, mais aussi du monde de l’au-delà (obsession démoniaque). À cause de ça, il y a un pêle-mêle entre la vraie phytothérapie scientifique et la superstition (guérison par rituel avec l’usage des plantes). Le régime communiste en place condamne à fond toute superstition, et on a tendance à mettre tous les œufs dans le même panier. La vraie phytothérapie est victime de cette confusion regrettable.
Depuis des années 2000, la croissance économique du Vietnam ne rythme pas nécessairement avec la justice sociale ni l’égalité des chances. La corruption s’infiltre profondément dans le système de santé publique qui est déjà défaillant. Il y a une disparité énorme entre les hôpitaux urbains et les cliniques situées en zones rurales. De ce fait, les patients se ruent vers les villes pour se faire soigner, ce qui entraîne l’engorgement des salles d’urgence. Or, dans les hôpitaux, les bakchichs sont de mise, ce qui écarte le milieu défavorisé de tout service soi-disant gratuit.
D’ailleurs, même si on paie, l’hôpital ne garantit pas la guérison définitive de la maladie. Certains types de maladies sont encore un mystère pour la médecine occidentale. Pour beaucoup de Vietnamiens, il y a une méfiance notable vis-à-vis de l’hôpital. Aller à l’hôpital veut dire se faire arnaquer et payer des bakchichs comme coupe-file. C’est dans ce contexte que la phytothérapie vietnamienne est une bonne alternative.
Dans la capitale, beaucoup de citadins font la consultation et prennent des ordonnance auprès des médecins de phytothéraphie. La rue Hai Thuong Lan Ong est particulièrement réputé à ce sujet. Cependant, ça reste quand même une goutte d’eau par rapport à la suprématie du système hospitalier à l’occidentale
À l’heure actuelle, la phytothérapie vietnamienne vit en marge de la médecine occidentale. Depuis des siècles, le praticien de la phytothérapie a un statut très prestigieux dans la société vietnamienne. Toutefois, un tel statut ne signifie pas qu’il gagne bien sa vie. Selon la déontologie traditionnelle, un praticien consacre tous ses efforts sur la prévention plutôt que la guérison. À cause de ça, ceux qui travaillent dans la phototypie ne cherchent pas à susciter chez le patient le besoin d’acheter du matériel futile et obtiennent moins de fonds de recherche. Par rapport aux homologues de la médecine occidentale, les praticiens de la phytothérapie sont largement moins avantagés. La phytothérapie fonctionne encore à l’ancienne avec une fabrication très artisanale. Cette méthode ne fait pas de poids face à la machine industrielle et capitaliste de la médecine occidentale.