Carnets de campagne #1
02 Juin 2019 LittératureVoyage
Livre
Il sera aussi question de plantes que l’ardeur du soleil a rendu molles, assoiffées, le temps d’une après-midi torride, à peine perturbé par quelques nuages sans conséquences qui auront eu le loisir de couvrir le paysage d’une ombre passagère.
“Là où vous allez, rien ne saurait vous arrêter
Je puis te confier ma vie comme ma mort
Fier coursier nos rêves partagés
Sur mille lieues fendre l’espace ouvert”
Du Fu (poète de l’ère Tang)
03 Juin 2019 Littérature
Voyage
Livre Et puis c’est surtout l’écriture de Jean-Luc Coatalem, que j’avais déjà rencontrée. Nouilles froides à Pyongyang… Au sortir d’une nuit chaude, harassante, après une journée torride où le soleil a recuit ma peau, les yeux injectés de sang, certainement une fièvre tropicale cachée qui ressortirait par à-coups, je reprends ma lecture sous un pauvre ciel gris terne, aux nuages frangés de la lumière du levant, d’un soleil qui se serait levé dans un horizon trop lointain.
Il est des auteurs qui ont émaillé mon parcours de lecteur et qui ont laissé sur ma peau leur trace en moi, comme des tatouages à l’encre de Chine. Jean-Luc Coatalem, Patrick Deville, Olivier Germain-Thomas, Daniel Rondeau. Et tous les autres qui sont arrivés par-devers moi dans l’ombre des jours torrides, en me laissant pantois. Parfois l’auteur et l’auteur se mélangent, parfois l’auteur est l’auteur de l’auteur ; les frontières se masquent, la lisière devient un front fuyant.
Voyage
Livre Et puis il y a aussi les souvenirs avec lesquels on continue de vivre, chaque jour avec son lot de surprises. Je rêve la nuit d’îles visitées lors d’un été chaud, de petites îles sur lesquelles on se rend sur des coquilles de noix aux bords peinturlurés de couleurs vives, dont le moteur pétaradant est manœuvré par de jeunes hommes au visage marqué par le soleil et la pluie, au menton hirsute, qui sentent le vent et le travail harassant des jours enfiévrés.
Kekova, sur les chemins de la civilisation lycienne, la pire chaleur qui soit, des eaux profondes dont on voit les fonds sous la surface lisse et turquoise – on croirait ce mot inventé spécialement pour la Turquie, mot qui se dit turkuaz en turc… -, des cactus sur lesquels poussent les boules piquantes des figues de Barbarie au détour des chemins qui montent vers une forteresse abandonnée, crénelée de merlons en forme de tulipes ottomanes, des linteaux massifs de pierre sculptée que plus personne ne regarde, les fondations de pierres que l’on peut voir sous le niveau de la mer et qui témoignent qu’un jour des hommes et des femmes ont vécu ici, puis ont été chassés par la force de la terre qui tremble – ou par un autre fléau, peut-être par les armées romaines…
Je ne connais pas suffisamment Segalen pour savoir s’il est allé en Turquie. Et qu’y aurait-il trouvé s’il y était allé ? Aurait-il joué les archéologues en parcourant les ruines de Hisarlık, l’antique Troie, que Heinrich Schliemann mit au jour en 1871 ? Aurait-il découvert les restes de Göbekli Tepe qui n’ont été découvert qu’en 1963 ?
Non Segalen est l’homme de la Chine avant tout, mais on ne peut être l’homme de partout à la fois. Je retourne en Chine.
J’avais cru pouvoir lire ce livre en une semaine, tout en ne me pressant pas, mais la vie quotidienne, avec son lot d’imprévus, la fatigue et la tension aidant, je n’ai été capable de rien, laissant mon livre au bord de la table de chevet, un crayon à papier comme marque-page resté coincé à la page 68.
09 Juin 2019
10 Juin 2019 Victor Segalen est mort il y maintenant cent ans, à un mois près. Cher Victor, très cher Victor, vous êtes mort, quelque part dans le chaos des rochers de Huelgoat.
Au détour d’un chemin, un livre posé non loin, Shakespeare, votre corps s’est vidé de son sang. Un accident peut-être, une blessure, une coupure que vous tentâtes de maîtriser, vous le médecin qui vous prodiguiez sans barguigner onguents et potions pour vous guérir de cette mélancolie qui vous tuait à petit feu, un garrot pour endiguer l’hémorragie… Une mise en scène plus probablement, savamment déguisée, masquée aux yeux du monde pour ne pas trop brusquer vos proches, déjà passablement épuisés par la vie qui s’échappait doucement de votre corps.
Mais il reste le souvenir des jours heureux vécus au loin, dans les campagnes du Sseu-tch’ouan, sur les bords des chemins jonchés de cadavres de chevaux en pierre, décapités, dans un ailleurs qui vous comblait.
A l’orée de Paris, dans un jardin frais sous le maigre soleil d’un mois de juin qui peine à se révéler, cent ans et quelques jours plus tard, vous êtes toujours présent, revêtu de votre gabardine sombre, le cheveu frisant sous l’humidité d’une campagne revêche, comme autrefois dans la forêt sombre des chênes poussant entre les roches usées par les pluies, la moustache peignée et le regard perdu dans une autre vie.
Il reste les livres qui s’effeuillent au rythme des jours qui passent, et celui qui tourne doucement les pages n’est autre qu’un de ceux qui sont venus à votre suite, lancer à nouveau la flèche qui se plantera dans le sol meuble d’un champs argileux.
15
Juin 2019L’œil endormi, le corps somnolent, bercé par le hamac dans lequel j’ai fini par tomber…
… après une demi-journée sans vie, le ventre dégarni, la boucle de ceinture chauffée par les piques du soleil, affalé sous un magnolia géant à grandes fleurs blanches, débraillé comme un travailleur de l’ombre, j’ai fini par me réveiller d’un sommeil léger ponctués de rêves étranges, d’une femme nue sur un lit alanguie sur une serviette humide, sortie de sa douche certainement, d’un livre ouvert sur le sable de la dune de Pyla, rongé par le sable, de briques de terre cuite et de tuiles vernissées, je me suis dit qu’il était temps de clore ce carnet de campagne et de retourner à mes lectures savantes. Un déjeuner léger de viande marinée à l’huile d’olive et citron, et de melon brodé frais, sucré comme un baiser du soir, un café corsé pas trop chaud, et je me laisse aller à de nouvelles rêveries, de bangkokeries comme je suis le seul à pouvoir en imaginer.“Précipitations et narcoses, éblouissements et lâcher-tout.”
Lagunaire et torrentueuse. Dans son Dictionnaire amoureux de la Bretagne, Yann Quéffelec aura eu ce joli mot : “On a l’impression que Segalen est constamment sur le point d’entreprendre une œuvre immense. On finit par le créditer de cette immensité…”
Écrite en une quinzaine d’années, ce qui est très peu, celle-ci est en effet démesurée autant qu’en jachère, grosse de ramifications, de variantes, jusqu’à dix pour “Stèles”. Elle fonctionne de façon rhizomique : un thème principal autour duquel se greffent des projets adjacents, ceux-ci prenant parfois le pas sur le premier. Avec un versant sinologique (Chine, la grande statuaire ; les Origines de la statuaire de Chine ; Rapport de mission, etc.) qui, même s’il est tenu en haute estime par les experts, décourage son lecteur, à l’exception peut-être de segments comme Le Tombeau du fils du roi de Wou, où le relevé du tumulus, le schéma des douves et le plan du souterrain rendent le propos plus digeste…
De surcroît, nombre d’écrits restent en pointillé, parfois sur trois feuillets, tels ces Immémoriaux bretons, ou juste documentés et titrés dans des chemises de couleurs glissés dans des emboîtages de soie. D’autres se sont évaporés, comme les Fantômales, à peine vingt paragraphes. Ou demeurent virtuels : les alternatives, les remords, les passages illisibles n’ont pas scellé le texte – pour votre Thibet, l’un des préfaciers comparera les fragments à des pics émergeant du brouillard. Au-delà de vos entêtements à travailler “comme un enragé”, la pratique de l’opium vous aura sans doute joué des tours : précipitations et narcoses, éblouissements et lâcher-tout. Au final, ce sont les fondations autant que les ruines d’une architecture angkorienne, massifs et places, labyrinthe. Recluse et expansive. A pénétrer, à réveiller.
Retour à la réalité, aux livres, aux pages endormies, aux chinoiseries. Encore un dernier bout de texte, en hommage à Victor Segalen et à vous aussi, Jean-Luc Coatalem, qui me transportâtes moult fois sur les routes de Chine et de Bretagne à la redécouverte de l’auteur de René Leys, des Stèles et des Immémoriaux.
← Avant : Les plus belles mains de Delhi