Un weekend de fin novembre, j'étouffais dans le traffic parisien et dans la pluvieuse vie de bureau; j'avais besoin de grand air, de nature, de silence, sans pour autant passer mon weekend dans le train ou dans les bouchons.
Je me suis fixé un rayon de 2-3h autour de Paris et j'ai regardé ce qui était faisable avec un départ matinal le samedi, et un retour samedi soir ou dimanche midi, pour un prix raisonnable (ce qui éliminait le TGV en dernière minute) et avec un trajet en train aller-retour (pour utiliser ma carte week-end).
Avec ces contraintes, je ne pouvais pas aller dans les montagnes du Jura ou celles du Massif central; en revanche, je pouvais rejoindre le littoral normand. Je me suis décidé pour le tronçon du GR21 qui parcourt les falaises d'Etretat (détails pratiques à la fin de l'article).
Je me suis tiré tôt du lit, j'ai parcouru les rues silencieuses, pris le métro, je me suis enfourné dans un TER un peu avant 8h sur les voies brumeuses de Saint Lazare, et j'ai fini ma nuit le visage contre la vitre, ballotté par le tressaillement des rails, emmitouflé dans une doudoune.
J'avais amené comme lecture Narcisse et Goldmund, de Herman Hesse. Quatre cents pages bien sonnées, où Narcisse, jeune moine médiéval brillant en grec et en choses de l'esprit, rationnel parmi les rationnels, engage le bel adolescent Goldmund à suivre sa propre voie, à quitter le monastère, à vivre d'errances de château en château et de femme en femme, et à trouver sa vocation dans la sculpture et la quête du féminin.
Correspondance à Bréauté Beuzeville dans un froid mutique: figures matinales sur le quai venteux; la mer est déjà proche; descente vers 10h à la gare de Fécamp, au fond du port.
Je hume l'air marin en longeant le quai jusqu'à la mer. Des voiliers amarrés fasseyent au vent léger, des bateaux de pêche s'inclinent en mesure. Un ciel clair s'est installé. Une belle colline surplombe Fécamp à l'Est, là où je ne vais pas.
Quelques marches et je prends pieds sur une plateforme; des corps sculptés, émaciés, se dressent dans le vent; en bas la mer est solide et plate, grise, se déroulant calme sur les galets de la grève. A l'Ouest les premières falaises sortent de l'eau, pas encore très hautes ni verticales, vertes, rondes, couvertes de petites maisons. Je commence le GR21 d'un bon pas.
Il faut une petite demi-heure pour passer les dernières maisons de Fécamp; puis la première heure inhabitée est loin de la mer: le GR21 la longe à distance, sur un plateau qui s'y brise, à peut-être un kilomètre du bord. Le chemin monte et descend, régulier; il longe de petites forêts, traverse des champs à la terre sombre où poussent des herbes très très vertes. Des chasseurs en gilets orange vif le quittent vers la mer.
La vue d'Yport surprend: niché dans une valleuse (vallon calcaire) qui interrompt les falaises - on descend, on traverse le village, on remonte - , amoncellement de toits gris blottis les uns contre les autres comme pour chercher la chaleur, un clocher pointu qui surnage, et comme encadrement toujours cette terre noire et cette herbe vert vif.
Je reviens à la route pour quelques minutes et je descends dans le village. Il y a un petit port, sur une plage de galets, entre les deux falaises. Des bateaux de couleurs sont échoués, au repos. Je remonte.
Après Yport je ne quitte presque plus la mer, et la vue du sentier devient très belle. Au bord de la falaise, il monte et descend au gré de celle-ci (à un moment le tracé du GR21 rentre dans les terres, mais il est bien plus beau de continuer à longer la falaise).
Au bout d'environ 2h30 de marche à compter de la gare de Fécamp, l'altitude de la falaise se stabilise; c'est un chemin plat, qui épouse ses reculs et ses avancées. A main gauche, vers les terres, un plateau de champs cultivés, avec de loin en loin des hameaux plantés de quelques arbres; à main droite, quelques mètres puis la falaise qui s'effondre dans la mer. Au fil des petits caps et des creux, le ruban blanc des falaises, moucheté, se cache et se déroule.
Je pique-nique sur un petit cap, au-dessus du ballet des oiseaux et du scintillement de la mer.
Pendant ce temps, Narcisse et Golmund sont vraiment très amis et cela fait un peu jaser. La qualité de l'intellectuel Narcisse est de lire dans les hommes; ainsi il conseille à Goldmund de ne pas chercher à l'imiter lui; il révèle à l'adolescent, que son père sévère avait amené au monastère, sa vraie nature, qui est d'avoir oublié sa mère qu'il n'a jamais connue; et de lui-même Goldmund entreprend de chercher sa part féminine, lunaire, émotionnelle, créatrice, maternelle, physique, sensuelle, en quittant le monastère et en courant le monde. Il dort dans les bois et dans les foins, il se nourrit de baies et de racines, toutes les femmes lui sautent dessus, il passe l'hiver dans les châteaux à dragouiller la fille du boss, il vit la nature, il sent la nature, il est la nature. Ah, Hesse. Le ruban des falaises déroule ses nervures noires jusqu'à l'horizon, baigné de vagues minuscules et silencieuses.
La dernière heure avant de parvenir à Etretat ne demande pas d'effort; le spectacle de la verticalité des falaises entre les deux horizontalités des champs et de la mer est gigantesque; la lumière humide lui donne des couleurs douces. A l'approche d'Etretat je croise les premiers promeneurs de ma journée.
Juste avant Etretat, un escalier descend jusqu'à l'eau; de petites vagues baignent une belle arche blanche; je dérange un pêcheur.
Au village d'Etretat c'est le retour au monde. Le café gourmand sur la plage est à 12€. Des groupes de jeunes parisiens glandouillent, se recoiffent et s'instagramment.
Je m'achète une pâtisserie et un café à la boulangerie, que je mange au bord de l'eau, en lisant un peu. Goldmund s'est trouvé un ami vagabond tandis que la peste ou le choléra désolaient les villages à la ronde, puis l'a quitté; il a trouvé un maître sculpteur, qu'il n'a pas encore quitté; il en est l'élève anticonformiste. Des pêcheurs réparent une coque; il est 14h30.
Il y a plusieurs beaux points de vue à moins d'une demi-heure de marche: je remonte sur la falaise, histoire de voir l'aiguille. Puis je longe la falaise un quart d'heure avant de descendre sur une immense plage.
De là, mon plan indique par un tracé en pointillés qu'il est possible de revenir à Etretat: c'est en effet théoriquement faisable, car les deux caps rocheux à traverser sont tous deux troués; cependant les équipements sont vétustes et ne permettent pas de passer. Je fais demi-tour.
La plage est accessible par un chemin de chèvre qui descend à pic du sentier d'altitude à la plage; mais il est très glissant et la corde qui sert d'assurance pour la partie inférieur ne m'inspire aucune confiance. Je remonte.
Finalement, je cherche le troisième accès (attention! il ne faut pas y accéder à moins de 2h de la marée haute): depuis la plage d'Etretat, en la longeant sur la gauche, une petite échelle permet d'accéder à un tunnel naturel creusé dans la roche, qui mène à la plage. J'y contemple le coucher du soleil.
Vers 17h30, la nuit tombe; je repasse à la boulangerie et j'attends la navette devant la mairie. Une demi-heure pour Fécamp, puis 3h pour Paris. Goldmund retrouve Narcisse comme on s'y attendait bien, et c'est la rencontre entre deux chemins vers le Beau, l'un intellectuel et masculin chez l'Helléniste Narcisse, l'autre sensuel et en quête de la Mère chez le sculpteur Goldmund. Ah, Hesse. Je retrouve Paris à Saint Lazare, et l'agitation de ses lumières nocturnes.
Infos pratiques
Accès en train: Paris Saint Lazare -> Bréauté Beuzeville -> Fécamp (environ 30€ A/R, pour 2h30 - 3h30 de trajet selon le durée de la correspondance)
Pour les horaires et trajets de bus: http://etretat.net/office-de-tourisme-etretat/modules/content/content.php?page=bus (le bus 24 relie Etretat et Fécamp)
La randonnée (GR21) suit le littoral, donc il n'y a aucune difficulté d'orientation (peu après Yport, je recommande de continuer à suivre le littoral, c'est plus beau). Vous pouvez trouver une trace GPS ici (téléchargez l'application Maps.me et utilisez-là pour ouvrir la trace).
Le trajet Fécamp -> Etretat prend 4h en marchant d'un bon pas (compter 5h avec une pause sandwich).