Belgrade, Serbie / 44°47’N 20°26’E / 2010
Les ruines antiques constituaient les étapes du Grand Tour sur lequel on envoyait les jeunes hommes bien nés, avant-garde du tourisme, se nourrir d’histoire. Les traces, nobles, de civilisations disparues, aux passés idéalisés. Une fois admis, en toute sérénité, l’inéluctable effondrement de notre civilisation (cf. Jared Diamond), il faut bien revenir à un peu de positivisme. Et se poser la question de quels types de ruines nous laisserons aux archéologues du futur. Pour autant, évidement, que le futur ait un avenir.
Laissant ce point philosophique, nous en discutions, un soir, accoudés à la table d’une cuisine. C’était comme l’un de ces conciliabules domestiques des derniers temps de l’ex-URSS, cette autre fin d’un monde, comme les décrivit si bien Svetlana Alexievitch. Autour d’une, voire deux bouteilles de bermet de la Fruška gora, nous étions à parité de visions, deux historiens au mieux de leur forme, et deux architectes sur le retour.
Rapidement, pour rationaliser, on convoqua, évidemment, Vitruve, Marcus Vitruvius Pollio. Firmitas : Selon la typologie des cataclysmes à venir, on ne sait trop ce qui sera le plus pérenne des matériaux mis en œuvre au cours des derniers siècles. Une chose est certaine, dans le pays phare de cette civilisation, les Etats-Unis d’Amérique, il ne restera strictement rien de l’habitat humain, constitué pour l’essentiel de ces baraques fabriquées d’arachnéennes structures de bois et de mince contre-plaqué. Utilitas : Là, les archéologues auront de quoi réfléchir. Devant nombre de ruines, souvent les plus importantes, ils se poseront la question primaire : A quoi cela a-t-il bien pu servir ? Et puis, ils établiront des catégories, des catalogues, des typologies, sujettes à controverses, dans la grande tradition archéologique. Enfin, last but not least comme ne disait pas encore Vitruve, Venustas. Ce sera la thématique la plus compliquée à aborder, devant le grand désordre stylistique auquel les futurs historiens se trouveront. Dans le passé, ce sont eux, les historiens de l’art, qui ont classifié, organisé, structuré l’histoire de l’architecture, pour ensuite produire, sans hésitation, ces descriptions péremptoires, que nous avions avalées sans broncher.
Ensuite, nous nous sommes posés la question de l’échelle de valeur des ruines. Et, subsidiairement, à quel moment certaines ruines deviennent-elles « nobles », sont-elles valorisées ? Quand des ruines, témoins souvent de moments les moins glorieux de l’histoire de l’humanité, guerres symétriques ou non, destructions massives ou frappes chirurgicales, sont-elles mutées au Patrimoine mondial ? Nous sommes restés sans réponse, la soirée avançait, le bermet tiédissait.
En Serbie, on n’a pas attendu que les siècles fassent leur œuvre. A Belgrade, la ruine, au centre-ville, de l’ancien Ministère de la Défense yougoslave, bombardé par l’OTAN dans la nuit du 29 au 30 avril 1999, a été conservée. Ce qu’il en reste est devenu, de facto, Monument de Guerre.
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Depuis quelques années, j’ai abordé un essai photographique sur le sujet, trouvant des parentés formelles à des ruines antiques et modernes. Vous pouvez en voir un extrait sur mon site photo : Roland Meige Photographie. Ce travail est au point mort, et ça lui va bien. Pour le développer, il faudrait retourner en Syrie, au Yémen; je n’en ai pas le courage, c’est décidément trop déprimant.