Le petit requin vieillit d’un coup


Pour ceux qui n’ont pas suivi les épisodes précédents, le titre risque de prêter à confusion. Je parle de notre maison, connue sous le nom de « maison du petit requin » parce qu’un précédent propriétaire original avait un bassin avec un petit requin domestique dans le jardin. Rien que ça nous a donné envie d’en savoir plus. Si on rajoute la légende locale qui veut qu’un trésor y soit caché, les chaussures de bébé datant de 1936 qui sont tombées du plafond, la pièce murée à la cave et les analyses des divers ouvriers…ça a attisé notre curiosité.

Le petit requin vieillit d’un coup

Source j’ai pris des photos de la cave, mais ça fait carrément spooky…j’ai préféré prendre une illustration locale pas si éloignée du sujet, vous allez voir.

Déjà, la date de construction indiquée par le notaire était bien une estimation, comme nous l’avait dit un des maçons. Il était formel, des briques comme ça, on n’en fait plus depuis 1900, voire 1890. Et paf, voilà la maison du petit requin qui prend trente ans d’un coup, d’où le titre (qui est donc très logique). J’étais dubitative, jusqu’à ce qu’on apprenne que la date approximative indiquée sur l’acte notarié n’a rien à voir avec la construction. On ne sait pas quand la maison a été construite, le cadastre et pas mal d’archives locales ont brûlé pendant la première guerre mondiale et ce qui restait a fini de cramer pendant la deuxième. On s’est bien éclaté dans le coin. Enfin bref, il s’agit d’une estimation de la date de rénovation. Un très gentil adjoint au maire qui se passionne pour la maison du petit requin nous a retrouvé le plan communal des maisons touchées par les bombardements de 1918 (quand je disais qu’on s’est éclaté par ici, c’était littéralement). Il n’est pas intact, mais on y voit très bien notre maison. Elle est répertoriée comme légèrement endommagée, donc réparable, ce qui est loin d’être le cas de toutes les maisons touchées. Ça aide d’être à l’entrée du village, elle a moins pris.

Cela dit, cette passion locale pour notre maison nous surprend beaucoup. Certes c’est la première qu’on voit en arrivant mais bon…des maisons de maître comme ça, il y en a des centaines dans le coin. Rien que dans le village, il doit bien y en avoir 5 ou 6. Il y a des maisons plus anciennes aussi, d’autres plus grandes. On sait que la notre a appartenu à l’ancien maire, lui aussi médecin, et que le docteur du petit requin a été résistant, mais on ne comprenait pas trop…c’est juste une maison! C’est notre nouvel ami du conseil municipal qui nous a expliqué, du haut de son âge très avancé. Il a connu le docteur résistant quand il était enfant, il en parle avec beaucoup d’émotion. C’était le héros local. Il est arrivé en 1936 ou 37 et était médecin des houillères, c’est à dire qu’il était employé par la mine et soignait les mineurs uniquement. Mais il avait créé un dispensaire pour tous, dans la rue qui porte aujourd’hui son nom et sa femme a formé dès septembre 1939, un comité d’aide « aux nécessiteux et familles de mobilisés ». Notre docteur a même eu droit après la guerre à une procession. Je cite le livre écrit par des historiens locaux : « le conseil municipal, la population toute entière et les sociétés locales se rendirent à son domicile pour lui faire un cortège d’honneur jusqu’à la mairie » . Notre vieux monsieur nous a expliqué que la guerre est encore très vivace dans la mémoire collective du village. Il a les noms: les familles qui ont le malheur d’avoir un ancêtre collabo ou ayant fait du marché noir sont encore connues. En mal. En très mal. J’ai trouvé ça touchant pendant qu’il nous expliquait avec emotion, mais je partage aussi l’avis de L’Ado quand il dit que c’est assez malsain… En tout cas, vu le contexte, on comprend mieux cette passion de presque tout le village pour la rénovation de notre maison. On se demande maintenant si elle n’a pas été construite par les houillères, si elle a toujours abrité leurs médecins. Il va falloir aller au musée de la mine pour espérer trouver qui a précédé le propriétaire résistant du petit requin.

Nos ouvriers ont sondé les murs, découvert des impacts de balles dans les tuiles, un puit à la cave, avec une cuve, ou une citerne, on ne sait pas, mais il y a quelque chose sous la cave. Ce qu’on prenait pour un four à pain a été l’entrée d’autre chose encore, soigneusement dissimulé. La bibliothécaire penche pour un tunnel. Le plombier espère une cave à vin. Le maçon a découvert les traces d’une tranchée rebouchée qui y menait …on sait aussi maintenant que la pièce murée et inaccessible à la cave déborde sous l’ancien cabinet médical. Elle avait un accès au bureau, par une trappe aujourd’hui condamnée. Ça intrigue tout le monde. Le couvreur a proposé d’attaquer au marteau piqueur. L’électricien conseille d’enlever juste une brique pour voir. Le plombier nous suggère plutôt une radiographie, on ne sait jamais…notre ami du conseil municipal est d’accord, il soupçonne une cache d’armes. Le maçon se méfie: on ne rigole pas avec ça, un coup de pioche mal placé et on fait tout sauter, youpidoo. Et attention, si il y avait des cadavres de soldats allemands? La bibliothécaire nous a prévenu, dans ce cas, on arrête la rénovation. Il y a enquête de police, ça peut prendre des mois. Qu’est-ce qu’on s’amuse. D’ici à ce qu’on trouve un cimetière vaudou sous la maison…

Quand on a choisi la maison du petit requin, on voulait un projet, on voulait qu’elle soit le début d’une nouvelle aventure, qu’elle efface notre déception de quitter l’Angleterre dans des conditions difficiles, qu’elle transforme ce qu’on vivait comme un échec et une fuite en quelque chose de positif, qu’elle nous aide à retrouver calme et sécurité…c’est beaucoup demandé et on ne pensait pas qu’elle remplirait aussi bien son rôle. Peu importe après tout quand elle a été construite ou qui y a vécu. Son histoire n’est pas si transcendante que ça, il y a des tas de maisons avec bien plus à raconter. Mais c’est le cadre de notre nouvelle vie post brexit et on a besoin de créer un lien affectif, de s’y sentir accueilli et accepté. D’ailleurs, je cite encore les historiens locaux, la maison du petit requin « était le refuge des aviateurs alliés tombés en territoire occupé ». Nos enfants ne sont pas les premiers à y parler anglais…