L’impression d’être envahi par le néant. Tout s’arrête, tout revient au repos. Après une semaine des plus tourmentées pendant laquelle je n’ose compter le nombre de kilomètres parcourus sur un territoire grand comme un département, les montagnes d’inquiétudes chassées, les kilotonnes de stress évacué, voici que tout semble s’être calmé. Comme les orages qui se sont dispersés, comme la nuit qui ne reviendra pas alors que le matin pointe le bout de son nez. Mais tout n’est que cycle ; ce qui semble avoir cessé reprendra. Les odeurs reviennent, l’envie revient, le désir revient, le corps se délie de ses nodosités qui l’empêchaient de s’ébattre. Les mésanges virevoltent à nouveau autour de la mangeoire dans un ballet de pépiements excités.
Je marche doucement, j’écoute la nature bruire et je regarde les plantes de mon jardin pousser tranquillement tandis que la terre profite à la fois de la chaleur de l’atmosphère, saturée d’humidité comme à chaque fois avant que l’orage n’éclate dans un air sous tension, et des trombes d’eau qui ont gorgé la terre argileuse d’une vie propice à faire de ce jardin, tant que cela dure, un microcosme tropical, où le bambou a fini par percer la terre pour se répandre en cannes démesurées, où la gunnera manicata étend ses immenses feuilles rigides hérissées de piquants sur l’herbe drue et où toute plante qui se trouvait un peu chétive à la sortie de l’hiver se voit désormais affublée d’une végétation hors-norme. Il paraît que l’été sera chaud, pour couronner le tout.
Les livres qui attendent sur ma table de nuit sont à nouveau parcourus et le thé emplit mon corps d’une chaleur qu’il est le seul à savoir prodiguer, élixir de vie et de tendresse. Il est temps à nouveau de prendre le temps, après avoir traversé les longues étendues des steppes inconnues. Et pour terminer, parce que la lecture est une fontaine qui ne se tarit jamais et qui me permet de construire des ponts entre le monde d’hier et celui qui est à venir, voici quelques mots en forme de métaphore, du superbe livre livre de Peter Frankopan, les routes de la soie.
On apprit qu’une vaste armée arrivait du plus profond de l’Asie pour assister les chevaliers occidentaux contre l’Égypte. Elle écrasait toute opposition sur sa route et venait au secours des croisés. L’identité de ces renforts ne faisait aucun doute : il s’agissait des hommes du Prêtre Jean, souverain d’un royaume immense, d’une fabuleuse richesse, dont les habitants comptaient les Amazones, les brahmanes, les tribus perdues d’Israël et tout un éventail de créatures mythiques ou semi-mythiques. De fait, le Prêtre Jean régnait sur une contrée qui n’était pas que chrétienne mais la plus proche possible du Ciel ici-bas. Les lettres qui commencèrent de paraître au XIIè siècle exprimaient clairement la magnificence et la gloire de son royaume. « Moi, le Prêtre Jean, je suis le souverain des souverains et je dépasse les rois de la terre entière par les richesses, la vertu et la puissance… Le lait et le miel coulent librement dans nos domaines ; le poison ne peut y faire de mal et les garrulantes grenouilles n’y coassent pas. Il n’y a ni scorpions, si serpents qui rampent dans l’herbe. » Il était riche en émeraudes, diamants, améthystes et autres pierres précieuses, ainsi qu’en poivre et élixirs détournant les maladies. Les rumeurs de son arrivée suffirent à infléchir les décisions prises en Égypte : que les croisés restent maîtres d’eux et leur victoire serait assurée.
Cela serait l’une des premières leçons pour les Européens dans leur expérience de l’Asie. Ne sachant que croire, ils accordaient grande foi aux rumeurs évoquant les relations ayant circulé durant des décennies après la défaite du sultan Ahmed Sanjar en Asie centrale, dans les années 1140. Cet événement avait suscité des idées follement alambiquées et optimistes sur ce qui pouvait se trouver au-delà de l’empire seldjoukide. Puisque la nouvelle avait d’abord parcouru le Caucase qu’une armée avançait comme le vent, les on-dit se muèrent bientôt en faits : on disait que des « mages » se dirigeaient vers l’ouest, munis de croix et de tentes portables qu’on pouvait ériger dans les églises. La libération de la chrétienté semblait imminente. Un clerc important de Damiette l’énonça sans équivoque, en prêchant que « David, roi des deux Indes, se hâtait à l’aide des chrétiens, escorté de peuples très féroces qui dévoreraient les Sarrasins sacrilèges comme des bêtes. »
On comprit vite l’inanité des ces relations. Le sourd grondement perceptible à l’orient n’était ni celui du Prêtre Jean, ni de son fils « le roi David », ni d’une armée chrétienne accourant au renfort de ses frères. Il précédait une arrivée bien différente. Ce qui se dirigeait vers les croisés — et vers l’Europe — ce n’était pas la voie du Ciel, mais un sentier semblant conduire droit en Enfer. C’étaient les Mongols qui la parcouraient au galop.
Photo d’en-tête © François Philipp