Thursday Thunder: privileged

Publié le 01 mars 2018 par Pomdepin @pom2pin

Je suis une européenne privilégiée. J’ai eu la chance de pouvoir profiter de la liberté de circulation qu’offre l’Union européenne, de stages en Espagne quand j’étais étudiante, à l’Irlande et l’Angleterre. Je fais partie de ceux qui ne se sont pas préoccupés des frontières, pour qui s’installer à Dublin ou dans un bled paumé au nord de Londres, c’est comme déménagé dans la ville à côté. J’ai eu la chance de pouvoir décider où je voulais construire mon chez moi sans me soucier de ce qu’il y avait marqué sur mon passeport, à part Union Européenne. J’ai profité d’une Europe sans frontière-barrière, sans entrave à la liberté d’aller voir ailleurs, sans contrainte administrative, sans problème. J’ai eu les mêmes droits (sauf celui de voter pour le parlement, mais c’est tout) et les mêmes devoirs, la même vie que mes voisins, qu’ils soient nés là, à l’autre bout du pays ou n’importe où en Europe et c’était naturel. Cette liberté, c’est un privilège, un merveilleux cadeau que nous a fait l’Union européenne et que beaucoup oublient souvent. Je mesure la chance que j’ai eu d’en profiter. Mais ce n’est pas la seule raison, loin de là, qui me fait dire que je suis une citoyenne européenne privilégiée.

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Maintenant que cette liberté, et surtout les droits des citoyens européens qui vont avec sont remis en cause (c’est un euphémisme) en brexitland, je sais que je suis privilégiée parce que j’ai pu en partir. Quand on me demande pourquoi je continuer à lire les news, pourquoi je passe mon temps à m’agiter contre le brexit à mon petit niveau, pourquoi je ne passe pas à autre chose, c’est parce que je trouve tout ce qui se passe en Grande Bretagne en ce moment inadmissible, mais surtout que je m’inquiète de la façon dont sont traités les européens, ceux qui y sont encore. Je ne vais pas les oublier sous prétexte que j’ai pu partir et pas eux. Beaucoup sont arrivés en Grande Bretagne jeunes, pas forcément avec l’intention de rester d’ailleurs et ont rencontré quelqu’un, ont eu des offres de boulot qu’on ne peut pas refuser, bref on construit leur vie. Ils ont des familles britanniques, des emprunts, un job…on ne plaque pas tout comme ça. Certains sont au chômage, sont malades, à la retraite…comment peuvent ils aller voir ailleurs? Juste des gens ordinaires, avec des vies ordinaires et qui tout à coup se retrouvent pris en otages dans un imbroglio politico diplomatique qui les dépassent.

Alors parce que les médias brexiters nous ressassent à longueur de temps qu’on est des migrants européens, on se tourne vers l’Europe, et au delà nos pays d’origine, puisqu’il paraît qu’il faut qu’on « go back where we come from ». A force d’entendre ça, ça donne logiquement des idées. Et là, d’autres ennuis commencent. Déjà personne ne se soucie des 3 millions d’européens coincés en brexitland dans nos pays d’origine, quand on ne nous dit pas que c’est bien fait pour nous. On est parti, on n’a que ce qu’on mérite. Et on peut crever maintenant… je mesure à quel point je suis privilégiée, non seulement on a pu partir, sans que Marichéri perde son job, mais surtout on a pu s’installer sans problème, et c’est loin d’être le cas de tous ceux qui se voient contraints de « go back » en France à cause du brexit. On dirait que l’administration française fait tout pour leur pourrir la vie, en réclamant des justificatifs français qu’on ne peut évidement pas avoir en débarquant. Il n’y a pas bien sûr que le côté matériel dans une repatriation, mais ça compte beaucoup et rien n’est prévu pour notre accueil. On ne demande pas un traitement de faveur, mais juste une prise en compte de notre situation particulière. Par exemple, nos diplômes britanniques mais plus européens seront-ils reconnus post brexit? Quant est-il de nos années de cotisations? Quand on cotise pendant 30 ou 40 en Europe, et que tout à coup, sans qu’on n’y soit pour rien, ces cotisations deviennent hors Europe, elles partent en fumée, on perd nos droits ou on peut toujours les transférer? Et l’accès aux soins? Alors que nos contributions en Angleterre nous donnaient une couverture dans toute l’Europe (la fameuse carte EHIC), que va-t-on faire maintenant? Sans parler des trois mois de carence pour ceux qui rentrent en France…En Irlande par exemple, j’ai eu droit à des allocations lors de mon premier congés maternité alors que ça faisait moins d’un an que j’y travaillais parce qu’ils ont pris en compte toutes mes cotisations sociales en Europe (trois mois en France en l’occurrence). On fait comment maintenant? Le statut de la Grande Bretagne change, elle devient un pays tiers par rapport à l’Union Européenne et c’est une situation inédite qui provoque un bazar administratif pas possible pour ceux qui effectivement doivent « go back where they come from ». C’est potentiellement 3 millions d’européens (et plus en comptant leurs familles britanniques) et 1,5 millions de britanniques en Europe qui se retrouvent coincés dans un engrenage diplomatique sur lequel ils n’ont aucune prise et pour qui rien n’est prévu en cas de « retours » plus ou moins forcés….il n’y a pas comme un problème là?

Alors voilà, je suis privilégiée. Certes, notre vie a été affectée mais on s’en sort. Beaucoup n’ont pas notre chance. C’est bien de discuter de la petite note que doit la Grande Bretagne à l’Europe, des nouvelles frontières, de possibles accords économiques, du futur de la City…Et c’est vrai que tout ça, c’est uniquement la faute des brexiters. Mais ça serait sympa de se souvenir que le brexit affecte aussi de vrais gens qui n’ont rien demandé. Des Européens dont la seule faute a été de profiter de la liberté de circulation, des gens qui par leur choix de vie ont personnifié la construction européenne….on fait quoi maintenant?