Ce n’est pas parce que je ne suis plus en brexitland que les colères du jeudi vont cesser. Les colères sur le brexit je veux dire, puisque vu mon caractère légèrement pétulant je peux toujours trouver des sujets de contrariété autres. Mais je ne digère toujours pas le brexit. Au contraire même, puisque je ne suis plus rongée par l’angoisse sourde et permanente qu’il me provoquait, puisque je peux comparer la vie en brexitland et la vie ailleurs, je me rends vraiment compte du mal qu’il fait et je suis encore plus en colère. Quand je lis les élucubrations fumeuses et contradictoires qui tiennent lieu de stratégie de négociation au gouvernement britannique, quand je vois leur mépris total pour 3 millions de ressortissants européens et toutes les discriminations sournoises mais déterminées qu’ils glissent négligemment dans n’importe quel projet de loi, quand j’entends les peurs, l’indignation, le dégoût, le stress permanent et les pleurs parfois de ceux qui sont coincés en brexitland, je suis furieuse. Comment peut on laisse faire? Ce n’est pas normal. La vie des européens telle qu’elle est aujourd’hui en brexitland, ce n’est pas normal. Ça ne doit pas le devenir.
Ce n’est pas normal d’être bouffé par le stress comme ça, ce n’est pas normal de vivre dans l’incertitude permanente depuis bientôt 20 mois, de ne plus pouvoir faire de projet, de ne plus trouver de job ou de logement, de ne pas savoir si on sera foutu dehors ni quand, d’avoir peur de tout perdre. Tout le temps, sans répit depuis 20 mois et sans qu’on n’y puisse rien. Ce n’est pas normal d’être suspendu aux décisions imbéciles d’une poignée d’excités démagogues et xenophobes qui sont prêts à tout, y compris couler leur propre pays pour s’accrocher au pouvoir. Mais qui vont déjà commencer par désigner d’autres coupables c’est à dire les méchants ressortissants européens responsables de tous les maux. Ce n’est pas normal d’être quotidiennement traînés dans la boue par une presse qui vous rend responsable de tout, de la crise du logement à l’inflation en passant par la ruine du système santé alors même qu’il ne peut pas fonctionner sans son personnel européen. Ce n’est pas normal de ne pas pouvoir sortir de chez soi sans tomber sur des unes de journaux, aux supermarchés, dans les gares, les épiceries de campagne, partout qui réclament au mieux que tous les européens soient déportés. Au pire…je ne reproduirai pas ces infâmes torchons, mais visiblement en brexitland, l’incitation à la haine raciale et l’appel au meutre ne sont plus interdits, en tout cas à certains médias qui étalent complaisamment leur haine devant tous, y compris nos enfants. Et ce n’est pas normal de devoir élever ses enfants dans un tel climat.
Quand je dis au revoir à mes enfants devant l’école aujourd’hui, je ne me dis pas qu’ils risquent encore d’être insultés à cause de leur nom étranger, qu’ils vont encore pleurer parce qu’ils sont les seuls à ne pas être invités aux anniversaires, qu’ils vont être moqués ou pire à cause du lieu de naissance de leurs parents. Non, je me demande si ils ont bien fait leurs devoirs, si la prof d’histoire-géo est toujours malade, si ils n’ont pas oublié leur goûter. Et c’est là que je comprends à quel point notre vie n’était plus normale en Angleterre ces derniers mois. Ce n’est pas normal qu’une gamine de CM1 est plus de notions de géopolitique que bien des adultes parce qu’elle lit et s’inquiète pour son avenir, ce n’est pas normal qu’un ado passe plus de temps sur les sites d’infos qu’à écouter de la musique imbuvable parce qu’il décortique tout en stressant. Ce n’est pas normal que les points Godwin malheureusement justifiés remplacent les blagues débiles dans les conversations d’ados. Ce n’est pas normal qu’un gouvernement fasse subir ça aux enfants de 3 millions de personne dans l’indifférence totale. Ce n’est pas normal de ficher nos enfants, ce n’est pas normal de déshumaniser et discriminer une catégorie de la population en raison de ses origines. Ce n’est vraiment pas normal et pourtant ça se passe aujourd’hui et dans une démocratie occidentale.
Je mesure aussi l’indifférence totale du reste de l’Europe, ou en tout cas son ignorance. On vit à 45 minutes du tunnel, 45minutes de la frontière donc puisqu’elle est installée de facto de ce côté de la Manche. Et pourtant, les personnes qui m’ont posé des questions n’ont pas la moindre idée de ce que vivent les européens en Grande Bretagne et de leurs angoisses. Ils ont été sidérés quand j’ai tenté d’expliquer qu’on n’est pas rentré chez nous à cause du brexit, on a fuit chez nous à cause du brexit. Il n’y pas que des conséquences économiques. Il y a des européens déportés, des européens dont on gèle les comptes, qu’on refuse d’embaucher, qu’on insulte impunément dans la rue, au travail, dans les transports, les écoles, des européens fichés, sans recours contre l’état, des européens déjà soumis au hostile environment décrété par le gouvernement britannique. Là, juste à côté, à 45 minutes d’ici. Ce n’est pas normal. Évidemment, en Grande Bretagne beaucoup, y compris des européens se laissent berner par la propagande du gouvernement qui assure que le sort des trois millions est réglé, et que tout va bien youpidoo, tout le monde peut rester avec à peu près les mêmes droits. Pour certains. Et sous conditions (dont celle d’être considéré a priori comme un criminel). Et un tiers ne rentrent pas dans les cases. Et ça peut encore changé. Et il n’y a aucune garantie….alors forcément, comment voulez-vous qu’en dehors de brexitland on mesure ce qu’y vivent vraiment les européens?
Mais ce n’est pas normal. Ce n’est pas une vie normale pour ceux qui la subissent, ce n’est normal que le gouvernement britannique agisse de la sorte, ce n’est pas normal que le reste de l’Europe ne soit pas au courant. Alors je vais continuer mes colères brexiteuses, tant pis si je radote, tant pis si je m’énerve toute seule dans le vide. Parce que je ne peux pas me calmer, ce serait accepter, ce serait trouver tout ça normal, banal.
Non, ce n’est pas normal.