Bretagne : Ensorcelé au pays des Monts d’Arrée

Publié le 28 décembre 2017 par Franck Laboue

Quand j'étais petit, les lutins remplissaient mes cahiers d'école. C'est comme ça que mon professeur imageait nos leçons, par l'intervention de deux " Korrigans " farceurs se faufilant entre nos pages. Grandir en Bretagne, c'était nourrir mon imaginaire d'enfant de contes et légendes aux accents celtiques. Loin des récits de marins, à des lieux des monstres imaginaires des profondeurs, aux antipodes des histoires de corsaires écumeurs des mers, une terre magique et isolée se cache au cœur du Finistère.

Morlaix. Déjà quatre années que je n'avais pas recroisé la silhouette de ma ville natale. À chaque retrouvaille persiste toujours cette impression d'arrêt sur image malgré le temps qui s'écoule. Les années défilent mais mon coin de pays ressemble à un lieu où le temps ne semble pas avoir d'emprise. Les vieilles pierres des venelles tordues sont intactes, la marée continue son incessant va et vient dans la baie, l'odeur du Kouign-Amann s'enfuie des vitrines des boulangeries et sa majesté le viaduc enjambe tout ce petit monde sans un mot. C'est mon regard qui s'est transformé, celui du jeune homme de 22 ans quittant son pays n'est plus. Il est occupé à présent par l'homme vivant au Québec depuis dix hivers. Ce regard-là, lui, voit bien des choses que son esprit d'adolescent aveuglait jadis.

C'est comme si tout ce que touchait mes yeux avait une saveur renouvelée et décuplée, un vrai coup de fouet.

Malgré les cris nostalgiques de mon cerveau qui me hurlent de retrouver les embruns de la mer, mon cœur lui, en décide autrement. Je veux retrouver l'Argoat, les terres mystiques de l'intérieur breton. Cap au sud. La petite route nationale change doucement de panorama, les champs d'artichauts laissent alors place à un environnement vallonné et sombre. J'ai toujours apprécié ce sentiment d'évasion lorsque je prenais la fuite vers l'intérieur de terres. J'aimai venir m'isoler dans les Monts-d'Arrée, cet endroit a toujours eu quelque chose de magnétique, une force invisible à laquelle je n'ai jamais su résister. J'aperçois alors l'antenne de télécommunication, flèche dirigée vers les cieux aux faux airs de balise qu'il ne faut pas franchir. Peut-être est-ce la frontière entre le monde réel et celui du jardin imaginaire. Immédiatement celle-ci franchît, le monde breton tel que nous le connaissons s'évanouit pour laisser place à un paysage de désolation.

Je ne sais pas très bien ce que je suis revenu retrouver dans cet endroit. Une étrange nostalgie certainement, mêlée à vive curiosité pour les légendes bretonnes. Étonnement, un pan entier du folklore breton semble prendre racine ici. La mort y a trouvé son terreau. Une fois l'antenne dans mon rétroviseur, j'ai l'impression que le point de non-retour a été dépassé à tout jamais. La route se faufile, sinueuse, entre les petits vallons ténébreux. Le ciel déroule au-dessus-de moi son tapis gris à l'infini. Tout autour, de hautes herbes jaunes ondulent et tapissent le paysage. Les roches pliées et déchiquetés par le vent émergent de la lande et saupoudrent les crêtes.

J'entre dans les tréfonds des monts d'Arrée, une brume éphémère s'agrippe à tout ce qu'elle peut.

J'approche de mon but, la chapelle du Mont-Saint-Michel de Brasparts, perchée au cœur du panorama. Au pied de la colline, la bruyère abondante est tachetée de violet. La lumière reprend doucement ses droits, jouant entre les herbes, alors que la brume s'évapore, aspirée dans les cieux. C'est un paysage de matin du monde qui m'entoure. Le vent s'engouffre partout et m'enveloppe de son étreinte glacée. Quelques marches de bois me séparent des hauteurs du Mont-Saint-Michel. Tout en les gravissant, la musique infernale de Moussorgsky tourbillonne dans mon crâne. " Une nuit sur le Mont Chauve " et ses notes prennent alors tout son sens dans cet environnement d'herbes pelées aux collines rasées par les vents. Quel macabre apprenti sorcier a bien pu accoucher d'une telle symphonie. Je suis enfin arrivé au sommet ou trône la petite chapelle solitaire. Mes yeux peuvent se poser sur cette terre de magie aux limites du réel. Je repense alors aux légendes qui m'ont emmenées jusqu'ici, elles ponctuent le paysage, s'enfoncent dans la pierre. Je suis au royaume de l'imaginaire. J'ai l'impression saugrenue d'être entré dans un autre monde, celui du pays des loups et de la terre de l'Ankou. Je peux presque toucher à ce mysticisme ambiant, tant les couleurs et ondulations du panorama me rappellent d'autres terres imaginaires sorties de l'imagination d'un Tolkien. Les Monts d'Arrée ressemblent alors au jardin des elfes et autres Hobbits. J'aime à m'imaginer le son du bignou qui flotte dans la Lande.

Pour toute réponse je reçois le vent qui sonne comme le hululement d'une goule.

La chapelle Saint-Michel, royaume de l'archange, trône fièrement sur le deuxième plus haut sommet de Bretagne à 391 mètres, dominant la chaîne des Roc'h. Ses vieilles pierres construites en 1672 sont envahies par la mousse et les fougères. L'intérieur est vide, humide. La cire des bougies inonde un autel solitaire. L'endroit n'est plus que le sombre reflet d'un passé pas si lointain où l'on venait s'y réfugier des loups. Un temps ou la chapelle était animée par la ronde des pèlerins piétinant l'herbe rase. Je m'abrite du vent infernal et contemple à l'horizon le lac de Brennilis. Le souvenir de mon professeur refait surface. Monsieur Salaun aimait nous faire frissonner à grands coups de contes prenant place autour du lac. " Le trou du diable " ou Yeun Ellez, c'est le surnom de ce marais maléfique. C'est un désert de landes aux allures de steppes qui l'entoure, un spectacle vallonné saupoudré de boisés sombres et mystérieux. Les tourbières du Youdic y furent englouties il y a près de cinquante ans par le lac actuel. Les légendes parlent de cet endroit désolé comme étant la porte de l'enfer. Les âmes en peine rôderaient autour de ces eaux noires. Tout un monde invisible semble y fourmiller, un bestiaire démoniaque digne des histoires tordues de Lovecraft.

Je marche à travers la bruyère mauve, tentant de ne pas tomber entre les rochers pointus et autres orties. Les herbes hautes frétillent autour de moi. Et si c'étaient des " Korrigans " ? Mon imagination me joue des tours, les lutins de mon enfance, gardiens du monde souterrain, ne peuvent pourtant pas être réels. Leurs petits yeux rouges m'observent-ils en ce moment depuis leur cachette ? Je regarde autour de moi, tentant vainement d'y trouver quelconque petit chapeau de nain se faufilant dans l'herbe. Retrouvent-ils l'air libre une fois les promeneurs solitaires partis ? Ce n'est pourtant pas de ces petits farfadets dont je devrais m'inquiéter en restant si longtemps à errer ici.

La mort rôde dans les monts d'Arrée. Alors que je reprends le chemin de ma voiture, je pense à l'Ankou. Le serviteur de la mort hante la Bretagne depuis des siècles. Il m'est arrivé de croiser quelques gravures le représentant sur les enclos paroissiaux de la région, un squelette menaçant armé de sa faucille. La lumière, déjà si tamisée, parait s'enfuir pour de bon et laisser place au monde de la nuit. Au loin, sur les sentiers, mon esprit croit apercevoir une silhouette. Un clignement d'œil et ce flou fantasmagorique se transforme en petit arbre chétif. L'Ankou, armé de sa faucille, traîne peut-être sa charrette sur les routes, en quête de vies à faucher. Mêlé au bruit de vent, le son d'un grincement de roue se faufile jusqu'à mes oreilles. Terreur. Le maître de la mort est peut être sorti d'un recoin obscur du marais. Les mains froides et le cœur en panique, mes pieds m'entrainent au plus vite dans l'habitacle rassurant de ma voiture. Sur la route sombre qui m'amène hors de ce monde fantastique, un homme drapé d'un linceul marche au bord du chemin. À hauteur de phares j'aperçois ses longs cheveux blancs et son regard émacié caché par un large feutre. Vision imaginaire d'un mythe indissociable du folklore breton. Les Monts d'Arrée me disent Bonsoir à leur façon. J'y ai retrouvé les lutins de mon enfance et bien plus encore, un morceau d'âme celtique unique à la Bretagne.

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