Contemporain du légendaire Orient Express en Europe, le chemin de fer tonkinois est beaucoup moins connu au Vietnam. D’une part, parce qu’il est intimement lié au colonialisme français que l’on souhaite oublier. D’autre part, peu de sources nous racontent le contexte dans lequel le chemin de fer tonkinois fut mis en place. Et pourtant, force est de constater que le système ferroviaire au Vietnam reflète un fort héritage de la France. Rien n’a changé depuis le départ des légionnaires français en 1954, les rails sont toujours là, la gare Centrale d’Hanoi reste toujours là, avec une allure qui nous rappelle de la Gare de Lyon à Paris. A la nuit tombée, les touristes se ruent vers l’arrière de la gare pour embarquer sur des trains couchette à destination de Lao Cai. Cette ville proche de la frontière sino-vietnamienne est le seul point de départ vers les rizières en terrasse de Sapa. Peu de gens se rendent compte qu’ils empruntent une ligne ferrée qui possède une valeur historique énorme.
Chemin de fer tonkinois : orgueil colonialiste
Pour comprendre pourquoi les Français ont décidé de mettre en place une ligne de 900km liant la mer vietnamienne jusqu’en Chine, il faut comprendre le contexte. Vers la fin du XIXème siècle, la France manifeste une forte volonté de conquérir de nouveaux territoires en Asie, suite à la défaite de la guerre franco-prusse. La Chine représente un attrait économique certain pour la Troisième République mais le gâteau alléchant appartient aussi aux concurents britaniques, allemands, russes, américains ou japonais. La France sait très bien qu’elle n’aura aucune chance de pénétrer la Chine par la mer car les Britaniques sont déjà bien présents. Cette première puissance maritime de l’époque vérouille tous les ports importants comme Hong Kong ou Guang Zhou. La seule alternative pour les Français est de passer en Chine par la petite porte terrestre qui se trouve en Indochine. La France déclenche une conquête militaire et impose un appareil colonial au Vietnam. Puis, il faut mettre en place un système routier qui facilite les échanges commerciaux avec la Chine via la frontière sino-vietnamienne. Voilà l’origine du chemin de fer tonkinois.
La gare centrale d’Hanoi n’a pas beaucoup changé depuis sa construction.
Sortie victorieuse de la guerre franco-chinoise en 1895, la France demande et obtient le droit de construire un chemin de fer de pénétration au Yunnan. Le Yunnan est regardé comme la province idéale pour l’extension économique de l’Indochine et une voie de pénétration idéale dans l’empire du milieu. Ainsi une délégation vient au Yunnan mystérieux où plane le mythe de l’Eldorado. L’étude d’une liaison ferrée depuis Hanoi débute. Le projet va attirer de nombreux investisseurs et le chemin de fer tonkinois voit le jour en 1901. Les premiers travaux de génie civil débutent en 1902 et la construction du Pont Long Bien se situe dans cette période. Le projet incroyablement technique et difficile sera très coûteux en argent et gourmand en vies humaines. Il conduira sur 465 kilomètres, un tortueux chemin de fer, de Lao Cai (ville frontalière du Vietnam) à Hékou, la ville chinoise sise sur l’autre côté du Fleuve Rouge, à la ville de Yunnan Fou, aujourd’hui Kunming.
La voie ferrée à écartement métrique, qui sur 395 kilomètres en territoire tonkinois allait se construire, ouvrait la Chine du Sud, à l’influence française et aux hurluberlus de l’Eldorado annoncé. Outre l’acheminement des voyageurs, on prévoit d’y transporter des pondéreux, l’oxyde d’étain et le minerai de cuivre et les bois précieux du Yunnan, via Lao Cai, Yen Bai et Hanoi puis vers le port Hai Phong ou ils seront embarqués à destination des ports de France pour y être transformés.
Chemin de fer tonkinois : catacombe en plein air
La réalisation audacieuse du chemin de fer tonkinois nécessitera 50,000 ouvriers et coolies recrutés par les marchands d’hommes, les “affreux jauniers”. Quand les provinces voisines chinoises ne fournirent plus assez volontaires de la mort, on rameutera des troupeaux de miséreux depuis Pékin, et sans cesse, les nouveaux esclaves seront décimés par les maladies endémiques et aussi par la peur qui les fera s’enfuir loin des chantiers pour aller trimer et chaparder dans ce pays immense. Le gouvernement colonial devra soudoyer les autorités chinoises qui exigeaient qu’on n’employât que des Chinois, afin de compléter les effectifs par les frêles tonkinois des basses rizières, de dociles coolies annamites. Les coolies tâcherons chinois chargés de l’assemblage des poutrelles de métal, devaient travailler encordés, suspendus dans le vide. Le contrat de travail prévoyait une somme d’argent modique par gousset métallique assemblé. Parfois, sitôt l’assemblage et le rivetage terminés, un chef d’équipe malveillant, à la solde du contremaître, tranche la corde précipitant l’ouvrier dans le vide. Ainsi le malheureux ne réclamera plus sa prime et et la récompense reviendra à l’équipe du contremaître.
La création du chemin de fer tonkinois, dans un impressionnant relief tourmenté nécessitera le creusement de 155 tunnels et la construction de 3422 ouvrages d’art, viaducs, ponts et ponceaux. Deux de ces ouvrages sont des chefs d’oeuvre de la technologie ferroviaire française de l’époque, le pont à arbalètes qui relie deux tunnels et le pont en dentelles. Ce sera une incroyable prouesse, dévoreuse en vies humaines, tribut de l’exploit. La ligne à voie métrique serpente acrobatiquement, entre deux et trois mille mètres d’altitude, dans les sites très accidentés et fort pittorestques. A la sortie des calcaires, elle débouche sur le haut plateau de terres rouges de Mong Tze, dans les paysages de rêve
Comme la norme de l’époque coloniale, la construction du chemin de fer tonkinois est source des histoires atroces. Il en est une qui, sans garantir la véracité, reste liée à cette ligne de malheur. Il est rapporté que 12,000 ouvriers et une centaine d’Européens, techniciens, contremaîtres et même de brillants ingénieurs et centraliens y trouveront la mort. Outre les innombrables accidents du travail, ils furent décimés par la malaria, la dysenterie et la chaleur accablante qui régnait dans l’univers des calcaires qui surplombent les gorges de la Nam Ti. On prétend que l’édification d’un pont aurait coûté la vie à plus de 800 ouvriers. Ce serait soit le pont à arbalètes, soit le pont de dentelles. Voilà la sinistre version qui se racontait.
Chemin de fer tonkinois : fiasco financier
La voie ferrée en construction servira d’abord aux colporteurs qui délaisseront leurs difficiles sentes ancestrales pour emprunter ce beau serpentin sans escaliers. Quand la ligne sera ouverte au trafic, beaucoup de ces gens peu évolués, hanarchés de charges impressionnantes se feront régulièrement écraser avec leurs mules, dans les longs des tunnels ou sur les viaducs où le garage est impossible. Le succès commercial du chemin de fer tonkinois sera calamiteux compte tenu de son prix de revient. Vite les subventions de fonctionnement seront nécessaires, et heureusement la valeur du franc est stable au début du XXème siècle.
Le chemin de fer tonkinois sera inauguré qu’en 1910. Les difficultés du relief et du tracé rendaient extrêmement pénible l’approvisionnement des matériaux, rails, tirefonds, ciment et agrégats de construction des ouvrages d’art. Ajoutant la pénibilité des travaux de terrassement, l’insalubrité et l’instabilité de la main d’oeuvre importée, vite décimée par la maladie, les accidents, les éboulements et les autres catastrophes climatiques, tous ces aléas retarderont considérablement la réalisation des différents tronçons de chantiers. Au final, l’ouverture du dantesque chemin de fer tonkinois va produire une avancée civilisatrice dans la Chine médiévale. La modernité fait irruption dans le monde lunaire des minorités arriérées et clairesemées riveraines de la concession car les Hani, Miao, Yao, Yi, Taï, Hui, vivaient encore au moyen âge. Des activités commerciales locales naîtront grâce au petit train. Une population se regroupe tout au long de cette voie nouvelle qui devient un axe vital et attractif.
La mise en exploitation, à une vitesse de 30 km/heure, convois tirés et poussés par les locomotives à charbon à quatre essieux couplés, ne permettrait de remorquer que 300 tonnes de marchandises ou de pondéreux. Les hommes et animaux s’entassaient dans des wagons découverts.
Plus sécurisés seront les “nobles” transports de barrettes d’opium brut vers Hanoi et le gouvernement général, ou partant vers Shanghai et Pékin. Une contrepartie financière était assurée par le transit des armes pour la lutte des Chinois contre les Japonais et plutard la guerre civile en Chine. En 1939, la compagnie employait 11,960 salariés tonkinois dont beaucoup habitaient des échoppes familiales tout au long du chemin de fer indochinois.
Si le chemin de fer indochinois fut un chef d’oeuvre technique dans sa réalisation, elle ne sera qu’une nouvelle et monumentale erreur économique. Son bilan est régulièrement déposé puis relevé. Le trafic lourd n’aura jamais l’ampleur espérée, seul le transport des voyageurs présentera quelques intérêts. La compagnie privée bien courageuse fonctionnera jusqu’en 1940, alimentée sur la fin par l’effort de guerre, le ravitaillement d’armes et d’essence américain et anglais, aux armées nationalistes chinoises depuis Haiphong. La ligne sera coupée par les Japonais et quelques hectomètres seront déposés en octobre 1940, en amont du pont de Lao Cai sur le Fleuve Rouge. Elle sera réactivée en 1951. C’est par elle qu’arrivera la logistique chinoise destinée aux régiments de Giap malgré les bombardements des Français. Le chemin de fer indochinois se retournait contre ses créacteurs français. Les transports qu’il permettra autoriseront les communistes à rejeter hors du Tonkin, le corps expéditionnaire composé des fils de ses géniteurs.
La concession du chemin de fer du Yunnan et toutes les autres concessions françaises en Chine seront restituées lors des tractations qui mèneront à l’accord de janvier 1946 avec la Chine. Ce sera le prix à payer aux Chinois qui s’incrustaient au Tonkin, pour qu’ils regagnent leur pays. Ainsi seront supprimés les avantages acquis indûment par la France en Chine, à la suite de la guerre franco-chinoise en 1895. Sur ce chemin de fer indochinois, que Mao appellera “impérialiste”, subsistent toujours, bien entretenues, 35 constructions typiques, des stations et des maisonnettes de passage à niveau de style français bien reconnaissable. Sur le fronton de quelques unes, se trouve encore l’horloge réglementaire où se lit le nom du fabriquant : “Paul Garnier. Paris”.
Dans les manuels d’histoire de la Chine communiste, Paul Doumer est désigné comme symbole impérialiste et colonialiste français qui a contribué au pillage de la Chine. Pour le côté vietnamien, l’image de Paul Doumer est plus modérée voire contraire. Pendant ses cinq ans de mandat, ce gouverneur général de l’Indochine a beaucoup contribué à l’aménagement urbain d’Hanoi ainsi que l’établissement d’une administration efficace. Son héritage se trouve quelque part dans le Vietnam moderne aujourd’hui.