Ce n’est jamais facile de rédiger un document sur un thème aussi pointu que l’origine de la culture culinaire du Vietnam. Primo parce que je ne suis pas un expert en cuisine. C’est souvent ma femme qui s’en occupe à la maison et je joue le rôle du juge-mangeur puis je fais la vaisselle. Secundo, je ne suis pas un historien professionnel qui passe une bonne partie de sa vie à faire de la recherche sur l’histoire du Vietnam. Manquant d’archives officielles, toutes mes connaissances sur la culture culinaire du Vietnam s’accumulent au fil des années et se basent sur quelques fondamentaux : je suis un Vietnamien de souche, j’ai grandi avec la cuisine vietnamienne, je voyage beaucoup à travers de différentes régions pour cerner la différence subtile entre elles, je lis beaucoup, je voyage à travers 42 pays pour prendre un recul sur la cuisine de mon pays. Voilà tout un amalgame de connaissances éparses que j’essaie de syncroniser dans l’espoir de vous dévoiler le tableau culinaire le plus clair possible du Vietnam. Pour moi, il est important de faire ce travail car on a des lacunes sérieuses en matière. Par conséquent, la cuisine vietnamienne semble souffir le manque de visibilité sur la scène internationale. Naguère des gens me disaient encore que les nems étaient chinois…
Comme j’ai déjà souligné plusieurs fois, la culture culinaire du Vietnam ne se limite pas à une liste de plats. Il y a un système multi-facette (culturel, social, spirituel, politique, commercial) autour qui différencie des pays les uns des autres. La cuisine vietnamienne est aussi complexe que son histoire mouvementée et sa diversité géographique. Le fil conducteur de cet article se base sur l’évolution historique du pays et l’interaction entre le peuple vietnamien et les civilisations voisines. Je sais que l’histoire a une image déficitaire dans nos esprits. Ça nous rappelle des chiffres ennuyeux ou des dates difficiles à retenir. Puis on a de sales notes. Non je vous assure que mon article n’est pas un cours d’histoire. La formation de notre cuisine est très vivace. Son histoire reflète de mode de vie des Vietnamiens au fur et à mesure que le pays étend son territoire vers le Sud pour avoir la forme “S” comme aujourd’hui. C’est cette expansion territoriale qui favorise la diversité dans la culture culinaire du Vietnam. Certes, l’expansion se fait souvent par la force. Il y a certainement des guerres, des conquêtes militaires, des enjeux politiques, etc. Mais il ne faut pas oublier que ces mouvements sont aussi accompagnés par les échanges commerciaux et culturels. On va s’intéresser surtout à ces deux aspects
Delta du Fleuve Rouge : berceau de la culture vietnamienne
C’est dans le Nord Vietnam actuel qu’est né le premier État proprement vietnamien après mille ans de domination chinoise. C’est justement sous le joug de l’empire chinois que les Vietnamiens ont appris plein de choses : on a importé la religion bouddhiste, copié le modèle de gouvernance basé sur les concours mandarinaux, les idéogrammes, et enfin l’usage des baguettes! Dans la culture culinaire du Vietnam, les baguettes sont les preuves les plus visibles de l’influence chinoise. Cependant, au Moyen Âge, l’usage des baguettes n’était pas aussi omniprésent comme aujourd’hui. A l’époque, seules la famille royale et l’aristocratie avaient le droit de les utiliser. Au fil du temps, l’usage se démocratise. Aujourd’hui, la maîtrise des baguettes fait partie intégrale de l’éducation familiale. A partir de trois ans, les enfants commencent à s’initier à l’art des baguettes. Les Vietnamiens jugent le niveau d’éducation d’un enfant en fonction de sa manière de tenir les baguettes. Chez nous, on ne rigole pas avec l’éducation! Alors, si vous avez une occasion de voyager au Vietnam, essayez d’apprendre à tenir les baguettes correctement
Pour déterminer les paramètres qui forment la cuisine du peuple, il faut chercher dans la structure sociale : le système villageois. C’est grâce aux Chinois que les Vietnamiens ont découvert les techniques rizicoles : on met en place un système d’irrigation, des digues, des rizières, etc. Les rois vietnamiens ont choisi le Delta du Fleuve Rouge pour fonder leurs premières cités. Pour bien administrer les denrées alimentaires et les impôts, les Vietnamiens ont inventé leur propre système social basé sur la fédération des villages fortifiés. C’est cette structure communautaire qui forge un bon nombre de traditions qui sont encore en vigueur aujourd’hui. Je vous donne quelques exemples concrets. D’abord, le quotidien des paysans vietnamiens est régulé par un ensemble de croyances et de cultes. On a le culte des morts (ou le culte des ancêtres) qui est le plus connu. Parmi les rituels les plus courants, les gens ont l’habitude de planter les bâtonnets d’encens dans une urne, de servir du riz en une seule fois pour commémorer la mort, et de faire venir une bande de musiciens lors de la funéraille. Pour éviter de faire référence à la mort, lors d’un repas en famille, les Vietnamiens ne plantent jamais leurs baguettes sur le bol, servent du riz plus d’une fois et ne font jamais de bruit avec les baguettes. Vous voyez le lien entre l’origine historique du village et la tradition culinaire?
Une offrande typique pour le culte des morts comprend les aliments dont le riz.
Sous la monarchie vietnamienne, les villages avaient un niveau d’autonomie assez élevé. Pour les contrôler, les rois vietnamiens ont copié le modèle chinois, en mettant en place le confucianisme et le bouddhisme. C’est plutôt le confucianisme qui nous intéresse car son système de morale assure une société bien coordonnée et le peuple, imprégné des idéaux confucianistes, sera loyal aux rois. La hiérarchie confucianiste est infusée dans chaque cellule familiale. Elle se traduit aussi dans la culture culinaire. Concrètement, lors d’un repas, le plus jeune de la famille est censé distribué les baguettes aux membres de la famille, signe de respect. Ensuite, il doit s’adresser personnellement à chaque membre en répétant “bon appétit”. Cette tradition perdure encore aujourd’hui et c’est l’éducation de base chez tous les enfants vietnamiens
La culture villageoise au Nord Vietnam s’est forgée comme une nécessité pour se défendre contre les envahisseurs chinois. Du fait des guerres incessantes, les Vietnamiens n’ont jamais réussi à bâtir des monuments imposants commes les châteaux forts en Europe. Hanoi, la capitale millénaire du pays, n’a jamais atteint une taille comparable à Paris. La ville, elle-même, s’est constituée sur un réseau de villages dont l’âme se sent encore aujourd’hui. On dit souvent qu’Hanoi est une ville villageoise et la plupart de ses spécialités culinaires ont des origines rurales. Vous remarquerez cette caractéristique à travers sa cuisine de rue bien vivace. L’origine campagnarde explique pourquoi la cuisine du Nord Vietnam est simple mais raffinée
Depuis le Moyen Âge, la riziculture innondée est la source principale de l’économie vietnamienne. Dans le Nord du pays, les paysans font appel à une technique d’alter-saison pour enrichir la terre. Après chaque récolte de riz, ils labourent les champs et cultivent des légumes pour diversifier leur repas quotidien. Puisqu’il y a quatre saisons distinctes, les légumes sont abondants et variés. C’est pourquoi la verdure est omniprésente dans la cuisine du Nord Vietnam. Le besoin de légumes est vital dans nos assiettes. La consommation est tellement forte qu’il faut développer un système de ravitaillement périphérique pour nourrir la population citadine. C’est dans ce contexte qu’est né l’agriculture urbaine à Hanoi.
Les citadins hanoïens n’hésitent pas à investir soit dans les potagers en banlieue soit sur leurs propres terrasses pour avoir un peu de légumes supplémentaire, en plus de ce qu’on achète dans les marchés de proximité. Comment peut-on découvrir ce mode de vie? C’est clair que ce n’est pas dans le Vieux Quartier d’Hanoi que vous allez voir ça. Il faut aller vers les espaces plus étendus. Je vous recommande de faire une vadrouille sur l’îlot du Fleuve Rouge, à deux pas du Pont Long Bien.
Expansion territoriale vers le Centre et influence cham
A partir du XIème siècle, même si les Vietnamiens ont réussi à mettre en place un État centralisé, préserver une indépendance durable était un grand défi pour la monarchie. Sous l’appellation Royaume Dai Viet, le Vietnam était coincé entre deux puissances de l’époque : la Chine au Nord et le Royaume Champa au Sud, sans parler de l’Empire Angkorien à son apogée avec Angkor Wat. La carte ci-dessous montre à tel point, le royaume vietnamien est vulnéable au XIème siècle.
La menace provenant de la Chine est constante. Pour se protéger, il faut sécuriser l’arrière-pays. Dans cette logique, les rois vietnamiens appliquent habilement la diplomatie avec le Royaume Champa au Sud. Pour éviter toute attaque militaire de ce voisin, on propose des mariages politiques afin de renforcer “l’amitié” entre deux royaumes. Au XIIIème siècle, les Vietnamiens profitent d’une longue période d’instabilité des voisins chinois pour conquérir tranquillement son allié Champa. Ainsi, les Chams perdent progressivement leur territoire et doivent se replier graduellement vers le Sud. L’expansion du Vietnam au détriment du royaume Champa se poursuit jusqu’au XVIIème siècle. C’est la disparition officielle de cette civilisation sur la carte de l’Asie du Sud-est.
Au XVIIème siècle, le royaume Cham fut rayé de la carte.
C’est à travers presque 8 siècles (entre Xème et XVIIème) que le royaume vietnamien est en contact avec la civilisation cham qui est profondément indianisée et résolument tournée vers la mer. En effet, c’est un peuple qui débarque la côte par bateau et on adopte une culture culinaire très axée sur l’océan. Ce sont les Cham qui ont introduit la sauce de poisson (nước mắm) et ce met est omniprésent dans la cuisine vietnamienne aujourd’hui.
Les Vietnamiens ont commencé à utiliser la sauce de poisson à partir du XVIIème siècle
Dans l’agriculture, les Chams pratiquent essentiellement la pêche et l’élevage des fruits de mer. Les Vietnamiens récupèrent cette tradition cham et c’est pourquoi les Vietnamiens du Centre mangent beaucoup plus de fruits de mer que les compatriotes des autres régions (Nord ou Sud). Vous remarquerez que dans la cuisine de la ville de Hue ou Hoi An, les crevettes et les poissons sont très utilisés.
Les palourdes sont très présentes dans les plats du Centre
Une autre raison explique pourquoi les fruits de mer jouent le rôle plus prononcé dans le Centre. La bande côtière du Centre Vietnam n’est pas une terre favorable à l’élevage ni à la riziculture. Déjà la zone subit une forte influence du climat tropical avec seulement deux saisons (la pluie ou la sécheresse) contrairement à quatre saisons dans le Nord. Au cours du XVII-XVIIIème siècle, dans une politique de peupler la région, les Vietnamiens du Nord se ruent massivement vers le Centre. Ils ont du mal à appliquer la même technique rizicole du Nord car la terre du Centre est trop marécageuse. Ils ne sont pas non plus habitués aux cycles de typhons qui attaquent facilement toute la zone côtière. Du coup, l’élevage porcin est trop risqué. Alors, il vaut mieux faire comme les Chams, on va manger des fruits de mer!
Pour poursuivre la lecture:
- Fondement de la cuisine vietnamienne – part II
- Cuisine du Vietnam – guide complet