Miniature persane du samedi matin

L’impression de mouvement est déterminée par la capacité d’inertie de ce qui se trouve autour. Si l’on est soi-même en mouvement, c’est le reste du monde qui a tendance à stagner dans l’inertie, et a contrario, lorsqu’on est soi-même à l’arrêt, le monde se met en mouvement, à une vitesse qui peut parfois être vertigineuse ; une question de rapport de force entre notre propre capacité à nous mouvoir et celle du monde à imprimer un mouvement à ce qui fait partie de lui. Tout est une question de point de vue. Et le point de vue change selon qu’on est disposé à le voir changer. Ou pas.

En réalité, je ne sais pas vraiment quoi penser. Ces dix dernières années étaient comme un tourbillon, quelque chose qui, parce que son mouvement était plutôt centripète, m’a forcé à relever la tête et à me comporter comme une machine à créer du mouvement ; le fait que je compile mes notes de voyage dans un vaste ensemble que l’on peut peut-être se permettre d’appeler livre, m’a permis de toucher comme une épiphanie. D’un autre côté, je ressens l’étrange impression de ne plus vouloir voyager, après avoir peut-être trop été dans le mouvement, sans réellement prendre le temps. Et puis c’est peut-être aussi à cause de l’automne qui recouvre d’écailles la nature et en particulier mon jardin. Ma vision du monde est faite de mouvements contraires, certains m’incitant à produire quelque chose, d’autres étant plutôt comme des fers à repasser attachés aux ailes et qui me susurrent secrètement nan c’est bon, reste dans ton canapé et bouquine. Un jour je reprends le stylo plume et j’écris dans mon cahier noir, parce que j’arrive enfin à sentir les odeurs, parce que je vois quelque chose du monde que je n’avais jamais vu, l’autre jour, je me sens tout entier renfrogné, imperméable au monde, d’emblée dans la réaction et pas dans l’empathie pour deux sous, comme fermé. Ce n’est pas moi ça, je ne suis pas comme ça.

Alors dans tout ça, j’ai un projet, un beau projet d’écriture, un projet qui demande du temps et de l’organisation, de la minutie et de la discipline — autant de choses dont, à vrai dire, je me sens parfois incapable. Cela fait plusieurs années que j’y pense, que je tente de me dire qu’avec ces carnets de voyage, je n’ai jamais fait que parler de moi et pas assez du monde et qu’il est temps pour moi de passer à autre chose, et c’est peut-être cela précisément qui me bloque et m’empêche d’avancer pour le moment.

Je tente de maintenir l’ordre dans mon salon, sur mon bureau, dans mon esprit et dans ma vie et pour l’instant, tout semble tenir dans un équilibre parfait, ce qui implique que même le vent ne peut faire bouger quoi que ce soit. C’est ce qu’on nomme la solidité. J’aspire à ce que tout ce qui m’entoure soit suffisamment solide pour ne pas être ébranlé à la moindre émotion et soit perpétué dans l’équilibre. Cela implique des éliminations, des évacuations, des rejets parfois. Jusqu’à ce moment tendre et inattendu, où tandis que vous êtes en train de muser dans les rayons d’une librairie en ne vous préoccupant plus de ce qui se passera dans l’après-midi et du temps de la montre, jusqu’à ce moment de perplexité très perturbante où votre regard croise celui d’une femme que vous n’aviez jamais vue et qui vous sourit, pendant moins d’une seconde, pendant une fraction de temps qui reste suspendu comme un lustre en cristal au-dessus d’une table dressée… suffisamment déstabilisé pour détourner le regard, elle n’est déjà plus là lorsque vous tentez de la retrouver, évaporée (en réalité elle ne se trouve qu’à deux rayons de vous), elle ne vous regarde déjà plus, elle n’a même jamais pensé à vous. Ce n’était qu’un accident qui ne se reproduira plus jamais. Elle est certainement déjà loin tandis que vous tentez de vous souvenir de son visage tendre, de ses lèvres douces et de son regard bleu métallique qui vous rappelle en fait quelqu’un d’autre, et tout se mélange, ça tourne, un baiser qui dure des semaines, une main sur votre ventre, qui est-ce, elle l’autre moi ici dans cette librairie Stevenson Le Bris rayon revue Staline Hwang Sok-Yong Princesse Bari communisme Corto Maltese au royaume des chats, et c’est déjà fini, la vague est passée, il ne reste plus rien, même pas son parfum dont vous vous rappelez le nom, quelque chose comme thé dans les vergers, ou des vignes, vous ne savez plus, tout s’efface et se brouille pour laisser place à l’odeur brute du papier et des couvertures en papier glacé… il est grand temps de passer à la caisse.

Photo d’en-tête © KotomiCreations