C’est une maison en bois en plein cœur de la ville, que tous ceux qui sont passés par ici connaissent forcément. Difficile de passer à côté. Le chemin où ne passe aucune voiture et qui longe le khlong a peine à donner idée de ce que l’on peut trouver derrière les murs humides, rongés par une vermine d’eau, de la propriété. On se trouve à quelques mètres de Thanon Phaya Thai dans le quartier de Ratchathewi. Sur la rive opposée, une petite mosquée dissimulée dans les habitations de tôle et de bois, derrière le linge qui tente de sécher, et l’arrêt du Khlong Saen Saep Express Boat, Ban Krua Nua sur la gauche. A droite, l’arrêt de Hua Chang Bridge, et au milieu, les remugles vaseux du khlong tourmenté par les passages fréquents des bateaux à moteur effilés qui n’hésitent pas à courir les vagues qui se dessinent sur le cours d’eau improbable dans cette ville tentaculaire et qui finalement la rend un peu plus tranquille, un peu plus humaine, même si le bruit de fond de la circulation ne s’éteint jamais réellement.
Dans une des pièces de cette maison de bois, installée sur le bord d’un jardin clos, un jardin où la nature a su résister à la ville, se trouve une pièce au parquet vernis fait de larges lames tellement bien ajustées que l’on en aperçoit à peine les limites, créant une étonnante illusion de miroir végétal et sombre. Derrière les volets en bois ajourés, à moitié ouverts, l’air à peine à entrer et la chaleur de la ville s’insinue continuellement sans vraiment dire son nom. C’est ici que se trouve la plus fabuleuse collection de benjarong qui soit donnée de voir. Ce n’est certes pas la plus riche, ni la plus belle, mais c’est un peu comme si elle avait retrouvé son élément d’origine. Bols à riz, sucriers, pots à couvercle surmonté d’un bouton de fleur de lotus, petites assiettes, vases, urnes… Le benjarong est ici représenté sous toutes ses formes. En thaï, benjarong signifie « cinq couleurs ». Pour en retrouver sa trace dans l’histoire, il faut partir en Chine, sous le règne de l’empereur Ming Xuanzong (明宣宗), dans la province de Zhejiang.
Il était bien évidemment entendu que le benjarong était uniquement destiné à l’empereur de Chine, mais le jour où une princesse chinoise se maria avec le roi de Siam, elle emporta avec elle quelques pièces qui firent sensation à la cour, qui depuis ce jour font partie des attributs royaux du Siam. Produits alors dans cette région du monde, il fut adopté et dès lors produit en Thaïlande sous l’impulsion du roi Rama V (Chulalongkorn) qui fit venir de Chine des artistes accomplis afin d’en assurer la technique.
Le dessin du benjarong est uniquement floral et ne comporte que cinq couleurs, comme son nom l’indique. Seuls sont utilisés le blanc, le noir, le jaune (souvent traduit par une peinture dorée), le rouge et le vert. Si l’on y parfois du bleu, c’est en remplacement du vert ou du noir, mais on ne trouve jamais que cinq couleurs. Cette porcelaine n’est utilisée que pendant les grandes occasions, les mariages, le Nouvel An, mais ce n’est en aucun cas un objet usuel, raison pour laquelle il n’est admis aucune espèce d’imperfection, que ce soit dans le dessin, le résultat de la cuisson, ou même la forme de la poterie. Plus le dessin est fin, plus les formes géométriques sont délicates et imperceptibles à l’œil nu, plus il est précieux.
Photo © Asianinsights
Photo d’en-tête © Whispers of style