Si j’avais été élevé dans le Sud-est asiatique, j’aurais dit, sur un ton presque détaché, un léger sourire au coin des lèvres et le goût de l’euphémisme chevillé au corps, que cette année a ressemblé à l’année de toutes les déconvenues. « Déconvenue…» Voici un mot qui en lui-même, quel que soit le niveau où l’on se trouve, constitue le plus élevé des euphémismes, c’est comme une sorte de parangon transcendantal.
« Les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues… » Joseph Kessel.
Dans mes rêveries aéroportuaires, j’ai vu des noms de villes inconnues apparaître sur les tableaux d’affichage de Bangkok : Mascate, Chittagong, Shanghai, Guangzhou, Hong Kong, Hô-Chi-Minh-Ville, Vientiane… Des villes inconnues, que je ne connais pas, dont la seule idée que j’ai n’est qu’un nom dont je ne connais même pas l’origine. Même si je ne les avais déjà fréquentées, elles me seraient toujours autant inconnues et leur nom continuerait de me faire rêver. Je ne connais rien. Je ne suis qu’un puits sans fond, sans connaissance, sans certitude.
Lorsque je suis arrivé à Hà Nội, la ville entre les fleuves, j’ai vite chercher à en étudier la carte pour me repérer. Lorsque j’arrive dans une grande ville, je cherche les quartiers qui selon leur urbanisation peuvent présenter quelque intérêt à mes yeux, avec mes préjugés bien profondément enfouis d’Occidental perverti. Souvent je me trompe. Je me suis vite aperçu que la rue dans laquelle j’avais posé mes valises, Hàng Bông, l’ancienne rue du coton, était un des axes majeurs, malgré sa largeur toute relative si on la compare aux avenues que l’on trouve sur les principales artères d’une ville asiatique, menant au quartier des 36 corporations. Ce nom m’a fait rêver pendant quelques jours avant que je n’y mette les pieds. Comble du désespoir, j’ai continué à chercher l’entrée du quartier alors que cela faisait bien une demi-heure que je m’y étais enfoncé, ne comprenant pas où se trouvaient les limites de ce quartier qui finalement n’existe que dans les guides touristiques. Ici, c’est simplement l’ancien quartier. Parce qu’il n’y a pas d’immeubles et qu’on y a gardé l’ancienne voirie, celle dessinée par le regroupement des 36 corporations qui n’existent plus depuis bien longtemps. On trouve encore ça et là des îlots de boutiques délabrées, au charme antique et désuet, vendant encore ce que plus personne n’achète. Ici et là, des personnes âgées largement en âge d’être cajolées par leur famille continuent à tenir leur échoppe comme on le faisait au début du siècle précédent, dans un ordre calculé ; les petites pharmacies traditionnelles continuent de conserver leurs potions aux noms peu évocateurs et à l’aspect étrange dans des bocaux, tous bien rangés derrière le verre boursoufflé des vitrines qui sont en réalité bien plus des armoires ou des vaisseliers d’un autre âge. Les boutiques plus modernes vivent dans une espèce de fatras incohérent tout simplement étourdissant. Je me sens étrangement bien dans cette antique ville de Hà Nội, que j’ai mis un point d’honneur à sillonner pendant quatre jours, découvrant sans cesse de nouvelles boutiques, ici un temple qu’un simple lampion chinois délavé par le soleil mais encore teinté de rouge signale sur le bord du trottoir, ici un immeuble antique au balcon de bois mangé par une colonie d’orchidées qui n’ont aucun mal à pousser dans la touffeur et la chaleur de la capitale. Je me suis senti à la fois bien et désespéré de découvrir encore un territoire que je n’allais pas avoir le temps de laisser m’envelopper pour en tomber malade. Hà Nội touchée une fois de plus par une épidémie de dengue… incite à se barbouiller de lotion anti-moustiques survitaminée. Il n’y a aucune raison, mais je suis passé au travers du tamis. Le voyage c’est cet instant où on tombe malade de ce qui nous entoure, une maladie rare, orpheline, et incurable. Douloureuse, mortelle, envahissante et surtout très addictive. Rien ne saurait vouloir me faire sortir, moi le valétudinaire, de cette torpeur infernale qui me saisit à chaque fois.
Un tourbillon ne dure pas toute la matinée.
Une averse ne dure pas toute la journée. Lao Tseu
Avalokiteśvara, le bodhisattva de la compassion, « seigneur qui observe depuis le haut », dont le nom est invoqué par la formule ॐ मणिपद्मेहूम्, m’accompagne encore par sa présence lénifiante, comme une nouvelle drogue venant contrecarrer une autre, toute aussi puissante. Ici Bouddha est minoritaire, supplanté par une religion dont je défie qui que ce soit de me dire en quoi elle consiste. C’est à n’y rien comprendre. Je reste pantois, dans la chaleur étouffante d’une vieille maison transformée en temple, devant la profusion d’idoles chinoises, de poupées aux vêtements de satin ornés de motifs chinois, de fruits consacrés dont la fameuse main de bouddha, fruit improbable, cédrat protéiforme curieux qui n’a pour moi guère plus de sens que les bouteilles d’eau minérale ou les vases vides, que les lampes à pétrole allumées, que les ex-voto lardées d’inscriptions chinoises, que les multiples objets entassés dont l’entassement a priori aléatoire me donne littéralement la nausée, ne reconnaissant rien, ne posant plus de sens sur quoi que ce soit tellement ce monde est vide de toute signification pour moi. C’est comme tenter de retrouver les différents sens des objets jetés sur une nature morte hollandaise du XVIIè siècle. On finit par abandonner, terrassé par la fatigue et la chaleur, et je ressors du réduit qui y mène, harassé, débordant d’un épuisement né dans le creux de mon ignorance. On croit sans arrêt en apprendre plus, on se retrouve en fin de compte plongé dans la fange de sa propre fatuité.
Photo © Daoan
Le voyage m’a fatigué plus que je ne l’avais imaginé. La Thaïlande m’a apporté le réconfort d’une absence de sens, parce qu’à un moment donné, j’ai tout fait pour cesser de comprendre, me laissant porter par mes propres errances, par mes propres défaillances, tentant en vain et encore de ne pas perdre la face… Plutôt mourir que de perdre la face. Combien de fois n’ai-je pas lu ces mots ? C’est incompréhensible vu de notre Europe tout aussi millénaire qu’une Asie aux codes plus profonds, plus complexes que les nôtres. Plonger au Vietnam m’a convaincu qu’il me faudrait y retourner, mais pas tout de suite. J’ai besoin d’absorber tout ça, de me l’approprier. Écoute la sage voix du Tao qui t’es enseignée :
L’univers est pareil à un soufflet de forge ;
vide, il n’est point aplati.
Plus on le meut, plus il exhale,
plus on en parle, moins on le saisit,
mieux vaut s’insérer en lui. Lao Tseu
Je ne voyagerai pas de sitôt, plus rien n’a de sens dans les ailleurs que je transgresse. J’ai besoin de me replier comme ces petits carrés de papier japonais, besoin de faire un arrêt, d’écrire tout ça, de le transformer en une ignorance parfaite, de me vider, de purger mes émotions autant que les étranges moments que j’ai crû magiques et qui se sont brusquement changés en inquiétantes missions. A l’arrêt sur un banc face au lac Hoan Kiem, le lac de l’épée restituée, à côté d’une dame âgée qui me fait signe de m’asseoir à ses côtés, écrasé de chaleur et transpirant comme jamais, nous échangeons quelques mots dans un langage fait de signes, elle me fait signe qu’il fait chaud et qu’elle est fatiguée ; elle a posé son vélo à côté et prend le temps de souffler. Dans son uniforme de tissu vert et avec son visage de grand-mère attendrissante, elle me fait comprendre qu’elle a mal au genou et pousse l’impudeur jusqu’à relever la jambe de son pantalon pour me montrer l’articulation gonflée, puis fait signe qu’il la fait souffrir. Pauvre de moi, je la plains intérieurement sans vraiment savoir pourquoi jusqu’à ce que, idiot que je suis, je me rende compte qu’elle était en train de quémander de l’argent pour se faire soigner. Est-ce vraiment cela que je suis venu chercher ?
Contre toute attente, j’ai besoin de partir en retraite. Je me satisferai de peu, vivant chichement, revenant sur moi-même quelques temps. Un peu de silence, un peu de chaleur, beaucoup de vide.
J’aimerais mourir comme la femme du bazar sur une nappe propre, bien fraîche, une pipe de bonne drogue entre les lèvres. Quand je sentirai que je m’en vais, je demanderai cela à Tsin-ling, et il pourra toucher mes soixante roupies, régulièrement, un mois après l’autre, aussi longtemps qu’il lui plaira. Alors je m’étendrai bien tranquille et à l’aise, pour regarder les dragons noirs et rouges combattre ensemble leur dernier grand combat ; puis…
Rudyard Kipling, The Gate of a Hundred Sorrows, 1884