Je sais, j’avais promis une colère du jeudi, et ça n’en est pas vraiment une. Je vais encore chouïner. Quoique…je me tape sur les nerfs moi-même à me lamenter comme ça en continu, du coup je m’énerve et je me secoue, c’est logique. Bref, avoir mauvais caractère, c’est bon pour la santé mentale. C’est évident. Je sens que je m’éloigne du sujet avant même d’avoir commencé… je voulais expliquer pourquoi je vous saoule encore et toujours avec le brexit après un an, pourquoi ça ne passe pas. Je ne parle pas des conséquences pratiques, matérielles du brexit mais des répercussions sur mon moral et celui de plus de 3 millions d’européens. J’en fréquente beaucoup, notamment grâce sur les réseaux sociaux, et on est tous encore sous le choc, 12 mois après. Je sais bien que vu de France ou d’ailleurs, notre réaction semble exagérée. Ça n’est pas si grave, voyons! Pour nous, si. Pour vous donner une idée, lundi matin, au moment de sortir de chez moi pour amener mes enfants à l’école, j’ai fait une crise d’angoisse, et ce n’est pas la première. À l’idée de sortir, d’être dehors au milieu de locaux pas toujours accueillants, de croiser des mamans que je sais brexiteuses et xénophobes (et qui ne se privent pas pour me le faire comprendre), j’avais des nausées, je ne pouvais plus respirer. Voilà, c’est ça vivre en brexit britain. C’est se sentir incapable physiquement d’amener ses enfants à l’école. Je ne suis pas folle, vous savez.
On est des immigrés, mais des immigrés chanceux, des immigrés volontaires, on n’a pas dû fuir nos pays d’origine, on aurait très bien pu y rester. Souvent, la météo, la nourriture, les services publics y sont bien meilleurs qu’ici. On a choisi de venir en Angleterre. Pas pour profiter d’allocations auxquelles on n’a pas toujours droit d’ailleurs, mais parce qu’on est tombé amoureux de quelqu’un ou d’une ville, d’un pays, d’un état d’esprit… on a aimé notre Angleterre avec passion. C’était le pays de la libre entreprise pour certains, le pays de la tolérance, des projets, de l’humour, de l’excentricité, du pragmatisme, du multiculturalisme, de la joie de vivre, c’était chez nous. Évidement on savait qu’une partie de la population ne correspondait pas du tout à ça, on en riait même parfois avec nos amis anglais, ceux qui croyaient naïvement (ou avec arrogance, je ne sais pas) qu’ils étaient la majorité, qu’ils représentaient le vrai esprit britannique. On les croyaient aussi. Les premiers doutes, les premières interrogations et les premiers hauts le cœur ont commencé il y a dix-huit mois. Quand la campagne pour le référendum s’est muée en une déferlante populiste et xénophobe à vomir, digne de la presse fasciste des années trente. On ne voulait pas y croire. C’est pas possible. Comment ce genre de discours populistes et xénophobes, ces unes de journaux incendiaires peuvent être tolérés dans un pays démocratique, comment peut-on lancer impunément de tels appels à la haine raciale, à la discrimination, à l’épuration ethnique? (non je n’exagère pas. Je refuse de reproduire les discours et affiches de campagne du ukip, mais allez voir) Pas ici, pas maintenant, pas dans notre Angleterre. Pas nous. On est chez nous. La peur et le dégoût montaient mais on essayait encore d’y croire, et tous nos amis anglais avec nous. C’était tellement inimaginable, tellement irréel. Enfin, qui peut sérieusement accorder le moindre crédit au Sun et autres tabloïds, alors qu’ils annoncent régulierement la résurrection de Diana ou une invasion de martiens? Tout le monde sait bien que c’est de la foutaise, voyons, même leurs lecteurs…la moitié du pays ne peut pas être aussi stupide, aussi raciste, aussi violente que ça, ne peut pas nous détester juste parce qu’on est né ailleurs…Ben si. Où est notre Angleterre, si polie, si pratique, si accueillante? Ce n’est pas ça la mentalité anglaise, ça ne peut pas être ça. Je les connais quand même…mais la peur était déjà là. Je ne suis pas folle, vous savez.
Et puis, il a eu ce matin ou plutôt cette nuit du 24 juin où notre Angleterre, notre monde, celui qu’on avait choisi, qu’on espérait pour nos enfants et qu’on avait tellement aimé s’est écroulé. On était abasourdi, hébété, groggy. Ça fait mal, physiquement, comme un uppercut à l’estomac. En pire. Parce que la panique irrationnelle, le dégoût profond et la colère dévorante qu’on a éprouvé ce jour-là se sont installés, ils ont pris leurs aises, ils ne nous quittent plus. Ce pays qui était le notre, ces gens qu’on appréciaient tant, nous ont mis une immense baffe dans la gueule. Parce que toutes les enquêtes d’opinion, toutes les analyses sociologiques le montrent, ils n’ont pas voté pour un quelconque projet souverainiste, mais pour une chose et une seule: nous mettre dehors. On se croyait tellement intégrés qu’on n’y pensait même pas. Et ils nous ont rejeté. On n’est plus le collègue, la voisine, le docteur, l’instit, la copine, le gendre…on est l’étranger, l’indésirable, la vermine à déporter (ce ne sont pas mes mots, je ne fais que répéter ce à quoi j’ai eu droit). Encourager par un gouvernement qui attise la haine et prône la discrimination, un gouvernement qui vient de dévoiler un projet qui ferait de nous des sous-citoyens, les masques tombent, les langues se délient. Envolés la politesse anglaise, la retenue, la tolérance, l’humour…place à la haine. C’est ça, le vrai esprit britannique? On s’est donc trompé toutes ces années, on a vécu un mensonge? Où sont nos amis, ceux qui se moquaient des lecteurs du sun et qui nous rassuraient avant le référendum? Il en reste bien sûr, qui sont encore plus atterrés que nous, encore plus déboussolés. Mais les autres se taisent. Ils nous ignorent. Ils balaient nos peurs avec indifférence, quand ils ne se rangent pas au côté de ceux qu’ils disaient combattre hier, ils préfèrent ne pas voir, ne pas entendre. Ça ne les concernent pas après tout. Ils ne sont pas étrangers. Eux. Ils nous ont menti. Notre Angleterre n’était qu’une façade, et ce qu’il y a derrière n’est pas beau à voir. Et on le voit enfin. Je ne suis pas folle, vous savez.
Jour après jour, l’hostile environment (c’est le nom officiel) promulgué par Theresa May nous suffoque un peu plus. C’est tellement plus propre de faire en sorte que les étrangers partent d’eux-même plutôt que de les déporter! C’est tellement facile de jouer des peurs de gens qui sont à bout de nerfs. De gens qui sont en plein désarroi. On a perdu notre pays rêvé, nos amis, parfois nos familles britanniques. C’est comme une trahison amoureuse, comme la fin brutale et inattendue d’une relation qu’on découvre trompeuse, ça fait mal. C’est une crise d’identité aussi, on ne sait plus qui on est. À part l’autre. L’étranger. L’indésirable. La vermine. On n’a plus de repère, plus de projet. On est rejeté, insulté, moqué par ce qu’on a tant aimé. On ne sait plus où l’on en est. Alors il y a pire bien sûr, mais non, ça ne passe pas. Je continue à amener mes enfants à l’école, parfois au bord des larmes, parfois en ayant la nausée, parfois en colère, parfois sans y penser aussi, comme avant. Je ne suis pas folle vous savez.