J’ai déjà vécu quelques vies, mais comme je ne compte jamais, je ne sais plus vraiment où j’en suis, je ne sais plus combien il m’en reste à user. Peut-être trois ou quatre, peut-être plus qu’une seule, je ne sais pas, il faudrait que je consulte mon solde. Depuis longtemps déjà, j’ai eu tendance à accumuler plein d’objets, de petites affiches publicitaires, des tickets de métro, des tickets d’entrée au musée, des additions des cafés où je me suis prélassé comme un chat au soleil, des pièces de monnaie d’autres pays, des capsules de sodas ou de bières consommés sur des terrasses au bord des fleuves, des amulettes dont le sens m’échappe, les emportant avec moi comme de petits trophées gagnés sur le temps et l’oubli, les parsemant dans mon baise-en-ville comme autant de petits indices avec lesquels je dois recomposer une vie qui appartient au plus grand nombre, validant ainsi que l’attachement que je peux éprouver au contact de tous ces petits objets n’est finalement que le reflet du non-attachement à un monde qui se diffuse partout autour de moi, comme les volutes du lait dans une tasse de café noir. Tout m’entoure, rien ne me touche vraiment, et moi au milieu, je continue de vagabonder à la manière d’un bourdon un peu pataud au beau milieu des fleurs de chèvrefeuille, n’arrivant pas à me poser, la fleur ployant sous un corps épais et velu.
L’année dernière, lorsque j’ai pris l’avion pour Bangkok, j’ai pris avec moi un cahier souple, au papier ligné et à la couverture souple, j’en ai fais mon carnet de voyage ; pour une fois, j’allais non plus écrire sous un style haché et télégraphique, utilisant parfois les quelques signes de sténographie que je connais pour écrire sur le motif comme un peintre écrirait à la lumière de ses couleurs sur un carton découpé dans un menu alors que le monde défile sous ses yeux, mais j’allais écrire et décrire ces moments précieux du voyage en y instillant mes mots, le ressenti présent, l’émotion furtive, la sensation de vie intense brûlant dans mes veines comme le feu d’un narguilé dans un vieux jardin couvert en plein cœur d’Istanbul. Il s’est passé quelque chose un soir, tandis que je venais de m’asseoir sur les banquettes du Çorlulu Ali Paşa Medresesi Nargile Salonu dans le quartier de Beyazıt. J’y ai rencontré trois femmes, plus âgées que moi ; elles venaient de Bahrein et je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de discuter avec elles une bonne partie de la soirée dans la vapeur des narguilé aux senteurs de fruit. Elles étaient belles toutes les trois, d’une beauté sauvage qu’on ne voit que chez les femmes libres. Je n’ai pas posé trop de questions mais les voir toutes les trois loin de chez elles, le corps libre de tout attribut religieux, habillées comme si elles avaient passé la journée à sillonner les coursives du Grand Bazar — je les ai peut-être croisées sans m’en rendre compte dans Yorgancilar Caddesi —, les voir ainsi rigolant avec moi, sans gêne, sans entraves, m’a fait croire qu’il existait quelque part encore de petites niches qui permettait que les âmes emplies d’amour pouvaient se rencontrer malgré tout ce qui nous sépare. L’une d’elles portait ses lunettes de soleil sur la tête, le regard noir cerné de khol, une belle poitrine enserrée dans un cache-cœur blanc noué sur son ventre ; nos regards se sont croisés plusieurs fois, un sourire presque innocent échangé… une magie de quelques instants qui s’est perdue dans le parfum d’un elma çay, une courte éternité fugace, un souvenir tenace… Je me perds encore. Revenons à ce cahier qui ne me quitte jamais et que je tente de terminer. Je vois les pages défiler, les jours avec elles, le temps qui ne s’arrête que pour dire bonjour aux gens de passage, il y a de l’organique dans tout cela. L’aurais-je terminé avant de repartir ? Peu importe, je n’ai aucune dette, aucun compte à régler avec mon écriture, ce n’est que le flot ininterrompu de mon âme qui se perd et qui me fait user à chaque fois une de mes vies. On recommence ? Je n’attends que ça. Rien n’est grave, tout est aussi léger que le battement d’aile d’un papillon, tout n’est que souvenirs tendres de moments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, je ne déteste rien, j’aime tout parce que je sais comment transformer, alchimiste à ma manière.
A présent, tout sera plus facile, je viens de faire sauter un verrou, il me faut simplement gagner un peu plus de temps, libérer des minutes pour pouvoir les remplir de sève et d’offrandes comme on en trouve sur les margelles des petits temples qu’on voit sur le bord des routes à Bali, ici et là des paniers de feuilles tressées sur lesquels on dépose quelques fruits pour Gaṇesha ou Hanumān pourvu de mâchoires…
Sous la tonnelle de fer forgé, recouverte des fragrances des jasmins et des chèvrefeuilles, des couleurs sublimes des clématites blanches et bleues, je n’ai de cesse de m’extasier de la chaleur qui inonde mon visage, du calme qui règne ici, brièvement rompu par les poussées des moteurs des longs courriers qui rejoignent peut-être Singapour ou Mexico, hurlant dans le ciel leur plainte maladive de moteurs à réaction, tout en corrigeant mes copies, seules quelques unes sont vraiment bonnes, d’autres sont hors-sujet, ou bien écrites avec les pieds, mais je ne m’attarde pas, déjà je suis empli de senteurs qui me transportent. La rose ayurvédique, le cèdre puissant mêlé au patchouli et au cuir, l’orange fruitée et le santal, toutes ces senteurs, je n’ai pas besoin de les respirer, elles sont en moi comme des images ou plutôt des couleurs, chacune me rappelle des moments de ma vie, des lumières particulières, des mondes entiers sur lesquels je peux compter pour me refonder à chaque fois.
Plusieurs vies en une seule, et je m’apprête à quitter celle-ci pour une autre qui se nourrira de toutes les autres, encore une fois, une vie sans idée, sans croyance, sans dogme, sans doctrine, et surtout, sans certitudes. Je n’aime pas les combats, ni les croyances, car tout mène à l’insolente attitude de ceux qui sont persuadés que leur système de pensée constitue une vérité. Manger ceci par conviction, rejeter un aliment par conviction, penser que le blanc ne peut être que l’opposé du noir par conviction, penser que les choix qu’on fait ne sont que la conséquence logique de telle action, ou de telle enchaînement d’actions, par conviction, s’enfermer dans une logique romantique qui pourrait nous laisser croire que les sentiments ne peuvent que faire partie d’une palette déjà connue… c’est refuser les demi-tons, les quarts de tons, la multitude des tons inconnus, des couleurs que personne n’a jamais pu voir, des odeurs qui n’existent pas… ou qui existent pour celui qui les sent. Les combats et les certitudes m’agacent, et je préfère laisser cela à ceux qui y croient encore, tout est dans l’ordre des choses, l’ordre du tous contre tous. Amen. Ma réalité n’est pas la réalité, mais l’ensemble incommensurables des réalités du monde, et si je suis le seul, moi comme les autres, le seul à les percevoir, tant mieux, ça me fait au moins ça à vivre, pour cette vie-là encore une fois, jusqu’à la prochaine vie, et rien ni personne ne m’enfermera dans ce que je refuse de vivre. Il est temps pour moi de fermer mon livre, de lire les dernières pages, s’il en reste à lire, ce qui ne m’empêchera pas de relire certains passages à l’envi, ni de relire le livre en entier en commençant par n’importe quelle chapitre, et même, si j’en ai envie de faire des anagrammes avec certains mots… Orange/organe… ou de lire certains mots à l’envers… tnemecnoner, tnemmatiun, tnama et ainsi de suite, jusqu’à ce que les couleurs qui sont mes sentiments me submergent une fois de plus jusqu’à l’endormissement total.
Le plus beau moment d’une journée, l’endormissement, quelques secondes dont on ne connaît jamais l’issue, qui se dissolvent comme une goutte de lait dans l’océan et qui nous plongent dans une mort certaine, faite de petits riens et de grandes espérances, de sexes ouverts et affamés assouvissant nos désirs les plus sauvages, de peurs infernales et d’odeurs… Mes rêves sont faits d’odeurs et de couleurs que personne ne connaît et que personne ne connaîtra jamais, et je les garde pour moi, égoïste que je suis. Alors je m’endors encore une fois pour abandonner une de mes vies, je laisse tout derrière, je m’en vais, sans me retourner, je vais faire des envieux ou des malheureux, avec mes rêves, mes odeurs, mes couleurs, sans croyances, sans être persuadé de quoi que ce soit, ça vaut mieux comme ça, mais encore une fois, avec cette lueur que n’importe qui peut voir dans mon regard, ceux qui me connaissent savent, les autres, eh bien tant pis pour eux, je suis le réceptacle de quelque chose, un puits sans fonds, insaisissable, impertinent, sans accroches, sans poignées, sans rien à quoi se rattacher, je ne fais que passer dans la vie des autres et ne laisse que quelques souvenirs imperceptibles, ma peau se détache, déjà la mue opère, je laisse tout derrière moi… et… j’avais raison. C’est bien un hérisson qui trotte dans les allées de mon jardin.
Bonne nuit, et surtout, bon courage…
Photo d’en-tête © Swan Gallerie