Stéphane Breton est un personnage, un drôle de personnage, à la langue étrange, submergée par les émotions et la tendresse, par la colère et la tristesse. Plus qu’un carnet de voyage, comme le laisse sous-entendre le sous-titre (Voyage en pays papou), ce sont des notes de terrain, des croquis pris sur le motif de situations prises à part comme des clichés que seul le noir et blanc serait en mesure de rendre vivant, en anglais, on dirait footages, avec tout ce que ça sous-tend de vocabulaire cinématographique (séquences, enregistrement, archives, etc.), et ce n’est pas vraiment un hasard, car Breton est un cinéaste, documentariste, photographe, ethnologue, et c’est lui qui a commis les films qu’on peut voir regroupés dans la somme disponible en coffret (que j’ai acheté un peu par hasard il y a quelques années au salon du livre de Paris, à cause de son nom) sobrement appelée L’usage du Monde, qui n’est pas sans rappeler le titre du livre de Nicolas Bouvier… Les hasards n’existent pas, il n’y a que des correspondances, et retrouver Stéphane Breton après tant d’années sonne un peu comme un coup du destin.
Breton, avant tout, c’est l’homme dont on se demande ce qu’il fait là, à la manière de Chatwin qui se demande “qu’est-ce que je fais là ?”. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il vient faire dans ce bout du monde perdu et interdit qu’est la Nouvelle-Guinée. Familier des lieux, il attend sagement les autorisations nécessaires pour rejoindre les fleuves immobiles et les montagnes où vivent ces hommes et ces femmes qui ne voient jamais ces autres hommes qui les ont sous leur tutelle, les hommes aux yeux en forme d’amande, et qui d’hommes blancs n’ont certainement jamais vu…
Ce matin encore je me suis demandé si je ne m’étais pas perdu en chemin. Existe-t-il un atlas des lieux qui ne ressemblent à rien de ce qu’ils devraient être ?
Avant le cœur des ténèbres, c’est une plongée dans l’Asie lointaine, à Jakarta, capitale d’un pays bordélique, ville moite et surprenante, dans laquelle il se perd et où il se permet de sombrer comme il est si facile de sombrer, à l’abri des regards et des complications du monde moderne, et plusieurs fois, c’est de ses désirs dont il parle, qu’il n’hésite à triturer pour aller en chercher l’origine la plus lointaine.
Plus je suis loin — de quoi je ne sais mais sans doute de l’endroit détestable où j’étais précédemment — plus je suis assoiffé. Dans une ville inconnue, je suis à la fois délivré et augmenté de moi-même. Le sentiment des possibles frappe à mon cœur comme à une porte trop tôt fermée. Une lubricité innocente flotte dans l’air. Je n’ai jamais renoncé à l’idée d’un assouvissement sauvage de mon désir, espoir sur lequel je fondais à seize ans toute ma rage d’exister. Depuis cet âge je n’ai plus guère d’illusions, mais j’attends. Ma paresse n’est que la forme de cette suspension, qui est une nostalgie désordonnée de l’ordre. Il ne me viendrait pas à l’idée d’aller chercher une fille en bas de chez moi, qui habite pourtant à Paris au fond d’une ruelle noirâtre où d’autres professent une grande religion d’abandon ; mais à Jakarta, avant la solitudes des fleuves, le cœur me bat de savoir que je suis libre. S’il est encore quelque chose pouvant me conduire à Dieu, c’est la pornographie des abandons fugitifs, qui donne envie de s’agenouiller. Traîner dans les bordels d’Asie, cette forêt de feuilles sombres et de bruits animaux, est le voyage nocturne le plus bouleversant que je connaisse.
Perdu dans un pays à grande majorité musulmane, il devient rebelle, se joue des tours à lui-même, et contourne les règles que seul lui, étranger en un pays à la tolérance modérée, peut se permettre de contourner.
Ce matin je ne me lèverai pas, je boirai de la bière avant que midi ait sonné, je n’accomplirai pas mes ablutions pour bien marquer qu’infidèle et solitaire je suis.
La plus belle des confessions est contenues dans ces trois paragraphes qui parlent de son intimité, de son rapport au monde et ses rêves intérieurs.
J’ai toujours fait des rêves géographiques. Dans le sommeil, je construis un pays avec une obstination que rien ne courbe. Mes rêves en se suivant, et tout un flot de sensations enfouies, inventent des paysages familiers comme un visage que je ne saurais pourtant décrire, jusqu’à former un même monde de mille morceaux soudés par l’habitude, et où je me trouve marcher toutes les nuits sans y penser. Voici le détour d’une route que je connais, un fleuve, une forêt ; ce bassin est au pied d’un mur aveugle que j’ai déjà contemplé. Je retrouve ces bribes dont mon angoisse est le seul lien avec un nostalgie douloureuse, car j’ai bien conscience, au fond de ma nuit, qu’elles sont le pays de mes profondeurs, auxquelles je n’échapperai pas. Cette familiarité qu’on découvre au long d’une vie les yeux fermés, cette ville faite de tant d’autres où j’ai vraiment vécu, et que les nuits bâtissent pierre après pierre, est devenue le vrai paysage de mon âme, éclipsant les rues, les arbres, les ciels de mes veilles. Je m’étonne souvent de reconnaître dans la réalité des lieux dont l’atmosphère unique m’a déjà été décrite en rêve. J’ai fini par comprendre que je ne voyais le monde qu’avec les yeux de l’être neuf que je fus avant que le jour ne m’eût poignardé. Je ne sens les choses qui m’entourent que parce qu’une géographie secrète s’est imprimée en moi qui me défend d’aimer les chemins, les fossés, les haies.
La prison dont chaque nuit j’invente un prolongement nouveau est une ville que je n’aime pas. Elle est à la fois estuaire, usine, sous-sol, autoroute. J’en connais tous les recoins puisque je les imagine à ma guise. Ou bien les invente-t-on pour moi, et pour moi seul, puisque je n’y rencontre personne ? Il y règne une atmosphère indéfinissable d’absence. J’y suis toujours désolé, en retard, en attente, en chemin. Je ne cesse de marcher, de parcourir, de traverser, d’aller vers… Je suis conduit irrésistiblement dans des tunnels, des couloirs, des rues, des quais. J’y prends beaucoup le métro, ou plutôt je suis toujours sur le point de le prendre, ce qui explique les lieux de passage, dont je ne m’affranchis jamais.
Je n’ai aimé marcher dans le monde de mes rêves que tant qu’il me faisait peur. Les choses n’ont de sens que si elles ressemblent à ce que nous aurions aimé imaginer. Nous aspirons à un monde que serait le nôtre.
Breton, c’est une écriture à part, faite souvent de tournures compliquées, à la limite du compréhensible parfois, mais on n’est pas là pour lire facilement, il faut se laisser happer par cette langue torturée dans les moments où il plonge dans l’enfer vert et les fleuves noirs, par ces moments où la proximité avec les Papous le rend fou, fou de colère de ne pas pouvoir se fondre en eux, fou de rage et de plaisir lorsqu’il se fait dévorer la peau par les insectes au point de vouloir excaver les plaies avec son canif, fou de beauté dans un monde où le soleil ne pénètre presque jamais. C’est aussi une langue qui évite les négations souvent, qui est une écriture du oui, de l’ouverture totale, des sensations plus que du voyage, des émotions surtout. Les plus belles pages sont consacrées à cette présence au monde dans la cœur de la folie de la forêt, des hommes à la peau de charbon, nus, simplement vêtus de leur étui pénien, qui refusent les cadeaux s’ils ne leur plaisent pas… Ces fleuves immobiles sont une plongée dans les tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de dérangeant et de subversif, une lecture que quelques extraits ne suffiraient pas à dévoiler…
Stéphane Breton, Les fleuves immobiles
Points aventure
Image d’en-tête © Jenny Scott
Frank Marlow Album No.55, Five unidentified young women, New Guinea, c.1939