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"You can leave India, but India will never leave you." - Biren Thap's Thapar
16 février 2017 – Depuis le balcon de mon appartement parisien, je regarde la vie s’étaler en bas. Une boulangère vend ses dernières baguettes de la journée aux retardataires portés par les derniers métros. Les lueurs du soir perlent dans les bruines fines qui s’écoulent le long des toitures. Le café du coin laisse échapper des sons familiers de cuisine mêlés à des flots de paroles. J’imagine les inconditionnels clients de la terrasse qui, été comme hiver, viennent trouver un refuge précaire sous l’auvent de toile pourpre, jouant du bout des doigts avec leur ballon de rouge, engagés dans une causette enjouée avec d’autres habitués sous le regard sévère de l’homme au tablier posté derrière le zinc cabossé du café Stendhal.
Trois saisons se sont déjà écoulées depuis mon voyage mais les souvenirs de cette dernière nuit à Delhi sont toujours intacts dans ma tête (comme me le rappelle la pomme de pin posée au coin de mon bureau). Alors que je m’applique à écrire les dernières lignes de ce carnet de voyage indien, je rêve en réalité à ma prochaine aventure.
Un rêve qui m’apporterai cette quatrième saison qui se fait tant désirer et qui vient d’ordinaire draper le paysage de son écrin blanc. Je rêve du frissement des bottes dans la poudreuse fraîche, de hameaux fantômes aux sapins saupoudrés de talc, de créatures fantastiques, de contes et de légendes, de merveilles que l’on ne rencontre qu’au seuil d’un autre monde, par-delà le Cercle Polaire…
*
Tac, tac, tac, tac, tac. Le son des talons heurtant le pavé se précise à mon oreille.
La transition depuis mon oasis Rajasthanais aux moiteurs Delhiites fut une épreuve de patience. Après avoir été retardé à plusieurs reprises, mon vol a fini par se poser dans la capitale Indienne et, alors que je sors de l’aéroport l’air hagard et le pied traînant, j’aperçois une petite main frêle s’élever au-dessus de la foule au loin et ne peux refréner le sourire qui s’élance à la conquête de mes joues.
Je retrouve Santiana, une couchsurfeuse que j’avais déjà rencontrée il y a quelques jours lors du Holī de Vrindavan. Nous nous étions alors quittés un peu précipitamment et je suis content de la retrouver ici à Delhi, dans sa ville à elle.
Dernière escale
Son déhanché gracieux, son sourire bordé de rouge à lèvre et l’élégance dans son allure trahissent un passé d’hôtesse de l’air, qu’elle ne cherche d’ailleurs pas à cacher. La dernière fois que j’ai croisé Santiana, c’était le maquillage en moins, le sac au dos, la poussière de la rue et les pigments de couleur de Holī en plus. Difficile de l’imaginer alors. De mon côté en revanche, l’allure a depuis longtemps fait place au confort dû au voyage et j’ai presque honte de la rejoindre affublé de ma chemise en jean pourvue de multiples aérations, d’un pantalon Ali Baba bariolé et bon marché fraîchement acquis au bazar et de ma barbe hirsute de plusieurs jours.
Ma dernière journée est passé bien trop vite. Je ne m’en rends compte qu’en levant les yeux pour apercevoir l’obscurité du ciel percée de confettis blancs.
A 9h ce matin, j’étais confortablement assis sur la carpette d’un boutiquier d’Udaipur à discuter motifs textiles d’inspiration Rajputs. Puis à midi j’embarquais dans un taxi cabossé, ondulant avec le chauffeur sur des rythmes de musique traditionnelle Rajasthanaise, sur la route de l’aéroport. Il est 23h passées lorsque je touche terre à Delhi et une heure seulement me sépare de « demain »… ce jour étrange où petit déjeunant à Delhi, je dînerais à Paris et où la traversée de quelques 6 500km d’espace aérien et de 4 fuseaux horaires me fera jongler avec autant de compléments circonstanciels de temps et de lieux.
« Are you tired? »
« Probably a bit yeah… can you tell that by my face? »
« Haha don’t worry, look I actually have a plan for tonight, some of my friends in town are throwing a party. I thought it would be a good occasion for you to celebrate your last day in India. »
Mother India, la bienveillante
Santiana n’a pas du tout le look indien. Avec sa peau pâle et ses yeux en amande, je l’avais prise, au début, pour une eurasienne faisant du tourisme en Inde. Je vous laisse imaginer ma réaction la première fois que je l’ai entendue parler hindi. Elle est en réalité native du Nagaland, un Etat frontalier à la Birmanie situé à l’extrême Nord-Est de l’Inde. Le Nagaland regroupe plusieurs ethnies minoritaires aux coutumes tribales, aujourd’hui devenues Chrétiennes pour la plupart, faisant du territoire l’un des rares Etats Indiens à majorité Chrétienne. Au fil de ses explications je me sens résolument intrigué par sa culture, et ça tombe plutôt bien car les amis de Santiana nous attendent justement pour goûter à la cuisine Naga qu’elle et une de ses amies ont préparée tout l’après-midi.
Nous entrons par le jardin d’une résidence sécurisée, dont le gardien rondouillard nous salue à notre passage. Arrivés au 2e étage, c’est Akarsh qui nous ouvre la porte de son immense appartement rempli d’une vingtaine de personnes toutes plus bienveillantes et chaleureuses les unes que les autres. Je ravale ma fatigue aussitôt pour me mêler à cette joyeuse bande. Après avoir fait le tour des invités, on me présente à l’hôte le plus important de la soirée, un gigantesque frigo blanc qui ronronne doucement dans la cuisine et dont le ventre renferme une bonne cinquantaine de Kingfishers*. Le ton est donné. Je ne peux plus reculer. Cette soirée se doit d’être légendaire, après tout c’est la der des ders sur le sol Indien.
J’aime particulièrement l’effervescence de ce genre de soirées où se croisent vieux amis et nouvelles têtes. Les vieux amis apportent toujours avec eux la sérénité des retrouvailles, les autres viennent avec leur folie, leurs nouvelles histoires et une sérieuse envie d’en découdre avec l’esprit de la fête. Au fil des conversations on assiste à la naissance de nouvelles amitiés, d’une nouvelle famille, dont les membres ont cela de commun qu’ils ont partagé un moment unique, hors du temps, voué à ne plus jamais se répéter à l’identique.
Avant que je ne quitte les lieux mes hôtes insistent pour me remettre une pomme de pin décorée par leurs soins. Me voilà quelque peu déconcerté, trimbalant l’objet incongru parmi mes bagages. Ceci avant que je ne me rappelle que la pomme de pin permet d’allumer le feu et qu’il n’y a finalement pas meilleur symbole pour représenter cette chaleur humaine si particulière et si bienveillante qui a baigné ma dernière nuit Indienne, mais aussi tout le cours de mon voyage.
Gratitude
L’Inde m’a fait connaître l’exaspération profonde, m’a fait me sentir vulnérable, inadapté, pas à ma place, désorienté, fatigué, perdu, dégoûté, confus, agacé, impatienté, dépassé.
Mais avant tout l’Inde m’a permis de vivre l’un des moments les plus intenses de ma vie. Intense en amitiés, en découvertes, en aventures et en introspections.
A l’issu de ce voyage le sentiment qui prédomine est la gratitude. Une sérieuse gratitude envers ce pays si riche en découvertes et en enseignements, une immense gratitude envers les personnes croisées en chemin qui m’ont toutes à leur façon apporté quelque chose, enfin une petite gratitude envers moi-même pour avoir résisté aux assauts du Doute et m’être lancé malgré tout dans l’aventure.
De nouveau confronté à moi-même, sans autres outils que ma capacité à réfléchir et ma volonté, j’ai perdu patience un bon nombre de fois avant de me rendre compte que, lorsque pris dans les sables mouvants de la vie, se débattre, ou s’en remettre à soi pour se sortir du pétrin ne fait qu’augmenter le danger. Il s’agit alors seulement de trouver le courage de baisser la garde, de dépasser cette peur de l’inconnu et de s’en remettre à l’autre avec sérénité et confiance en acceptant avec humilité la main qui nous est tendue.
Le lendemain, lorsque je prends la route de l’aéroport, après la longue accolade d’adieu avec une couchsurfeuse devenue une amie, je me remémore les mots de la première personne qui m’ouvrait les portes de sa maison:
« You will leave India, but India will never leave you. »
Je quitte le pays en y enterrant mes vieilles habitudes, satisfait des nombreux enseignements acquis en échange de quelques milligrammes d’encre et m’envole libre, léger, comme l’air, ruminant le théorème du lézard:
En voyage, il nous est donné l’occasion de laisser derrière nous des morceaux de nous-mêmes qui ne nous sont plus nécessaires. Ou alors de partager avec d’autres personnes ceux qui justement font notre force. Tout cela faisant partie d’un cycle de changement destiné à nous rendre meilleur, il est inutile de s’en inquiéter. Les « mauvais morceaux » abandonnés sur le chemin ne seront pas regrettés. Pour les autres ils repousseront, plus vigoureux et plus vaillants que jamais, comme pour le lézard qui abandonne volontiers sa queue au prédateur pour préserver sa vie.
*Kingfisher: La bière la plus courante en Inde, équivalent de notre Heineken.
Postface
Merci à mes lecteurs les plus fidèles qui ont suivi le récit de mon voyage en Inde avec avidité chapitre après chapitre. Initialement j’ai commencé à écrire ce blog pour moi-même et cela me fait aujourd’hui énormément plaisir de recevoir vos impressions et de constater que vous appréciez lire mes récits. J’espère pouvoir m’atteler très prochainement à l’écriture d’un nouveau carnet de voyage, traitant une destination tout aussi exotique que l’Inde. N’hésitez pas à vous inscrire à la liste de diffusion (dans la rubrique « on reste en contact ? ») pour être parmi les premiers à découvrir mon prochain article. D’ici là, portez vous bien, vivez aventureusement et demeurez avides de nouvelles découvertes.
Amicalement,
Jesse