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"Le bonheur, c'est quelque chose qui se multiplie lorsqu'il se divise." - Proverbe brésilien
LE RITUEL
Je suis toujours en contact avec Rodolfo, le brésilien de la bande de couchsurfeurs que j’avais rencontrée lors du festival Holī. Je ne sais pas trop si c’est les similitudes dans notre personnalité, notre passion commune pour la bière glacée ou sa manière de prononcer « Bel’ow’ri Zontche », sa ville natale, qui m’ont fait voir en lui un frère d’arme. Notre ennemi commun ? Les kilomètres. Plus nous en abattons, plus nous nous sentons vivants.
De temps en temps l’un prend des nouvelles de l’autre:
« Alors combien de kilomètres depuis la dernière ? »
« 308 et toi ? »
« Bientôt 400, t’es à la traîne ! »
Il n’y a pas de réelle compétition entre nous, mais c’est comme ça, une sorte de rituel. Chacun file son chemin, les kilomètres avalés chaque jour sont notre dénominateur commun.
Et – étrangement – le hasard de la route fait parfois bien les choses. Comme ce matin lorsque j’apprends que le billet de train que j’ai acheté la veille m’emmène dans la ville où m’attend un frère…
« No way! You’re coming to Pushkar? I just got here yesterday! Hey the city’s great! I think I’ll stay for a few more days. Cool little streets, crazy beautiful mountains and also a lot of babes walking around town, this place is so chill! »
« Haha spare me the bullshit about mountains we both know why you want to stay… How’s the Brazilian sex appeal working these days? »
« Hmm no idea, we’ll see if I get lucky! So tell me about your plans. »
« Well I’m getting on my train in a few hours. Should hit Pushkar by late afternoon. Can you ask the hostel manager to spare a bed for me as well? »
« Ok bro I’ll do so. Listen I heard some rumors here about Holī, there might be late celebrations. Maybe you’ll get a chance to see something if you make it in time. »
INTERROGATOIRE FERROVIAIRE
Une nouvelle fois mes talons claquent sur les dalles bétonnées de la gare. A l’intérieur du hall principal, des centaines de diodes rouges clignotantes se pavanent sur un grand panneau de plastique noir, composant avec maestria un tableau impressionniste fait de départs et d’arrivées.
Je m’assois quelques instants et me sens rapidement épié. Cela ne prendra qu’un vague échange de regards, pour que le type assis à ma gauche se sente suffisamment en confiance pour briser la glace et déballe toutes les questions qui le taraudent à mon sujet: « Mon âge ? 26 ans, c’est toujours assez jeune pour laisser tomber le « monsieur » non ? Si je suis marié ? Ah non pas encore, haha. Pourquoi je rigole ? Oh non je ne m’en fait pas trop ça arrivera quand ça devra arriver. Mes parents ? Non ils ne s’inquiètent pas non plus, enfin je crois. D’où je viens ? D’Agra. Ah non mon pays ? Je suis français. Pourquoi je suis ici ? Je ne sais pas trop quoi répondre… par curiosité j’imagine. Quoi ? Combien je gagne ? C’est un peu indiscret comme question ça. Pourquoi ? Parce que dans mon pays on ne pose pas ce genre de question à quelqu’un qu’on vient tout juste de rencontrer vous voyez ? Quoi ? Le prix d’un billet pour venir en Inde ? En roupies ? Euh.. cher oui. Bon c’est pas tout, mais il faut que j’aille prendre mon train, au revoir ! »
Ces questions sont des grands classiques pour le touriste occidental qui visite l’Inde. Elles ont de quoi déstabiliser un peu parfois, c’est vrai, mais il ne faut pas nécessairement y voir une curiosité mal placée. Au même titre qu’ici l’intimité cède du terrain à la promiscuité, les langues de bois sont appelées à se délier face à la curiosité spontanée des locaux envers ces étrangers qui parcourent leur pays « comme ça pour le plaisir », en laissant derrière eux leurs familles, voire leurs carrières, parfois même leurs perspectives de mariage.
J’entends les rails grincer au loin, je relève la tête et aperçois la puissante locomotive d’acier bleue s’avancer. Un nouveau voyage en train m’attend. Prise #3… et… Action !
UN AMI RETROUVé
Confortablement installé sur la banquette vibrotante de mon rickshaw, je ne perds pas une miette du spectacle: de chaque côté, de hautes parois de roche rouge nous escortent le long d’un couloir d’asphalte qui donne sur une vallée sauvage cerclée de montagnes et parsemée de tapis de verdure. Nous arrivons sur le territoire du Langur Gris, un singe de taille moyenne au corps athlétique et élancé. Je les aperçois parfois sortir de leurs bosquets pour se risquer sur les routes. Leurs petits visages noirs enfouis dans une crinière blanche leur confèrent des airs de yétis rachitiques.
Juste avant l’entrée de la ville, nous croisons un étrange véhicule. Il s’agit d’une camionnette de type pickup. L’habitacle est surmonté d’un petit canon artisanal, derrière lequel 3 jeunes indiens, torses nus et colorés, dansent frénétiquement. On aurait tôt fait de le prendre pour un véhicule paramilitaire, à ceci près que celui-ci ne fait pas pleuvoir les balles mais des pigments de couleur en l’honneur du Holī ! Je comprends, en le voyant s’éloigner, que je viens de manquer la fête.
Pushkar est une jolie petite ville, dont le centre est composé d’une myriade de bâtisses colorées, de temples et de haveli* agglutinés sur la rive nord du lac du même nom. Les ruelles du quartier résidentiel sont organisées en dédales. J’ai l’impression de tourner en rond au fur et à mesure qu’on m’indique le chemin. Au milieu d’une rue particulièrement étroite, je tombe nez à nez avec un Minotaure en train de brouter quelques ordures. Je devine à son regard vitreux et sa nonchalance que j’ai droit de passage.
Un petit jardin aménagé en espace de vie est installé sur le toit la guesthouse. J’y fait la connaissance de Louis et Sheyla, deux anglais qui reviennent tout juste d’une rando dans les montagnes alentours ainsi que d’Alex, un russe aux airs de hippie qui importe en Russie des pièces d’artisanat local, vêtements et accessoires entre autres. Je les questionne sur la présence d’un brésilien dans la guesthouse, un gars arrivé la veille, brun, barbu, le regard clair. Je vais même jusqu’à leur imiter son accent, mais ils ne voient vraiment pas. Tant pis ! Je reste à discuter avec eux face au soleil couchant jusqu’à ce qu’une voix grave et chantante nous gratifie tous d’un « How you doing guys? ». Comme s’il était possible d’en douter, je me retourne pour constater que c’est bien mon pote Rodo dont le sourire jaillit spontanément par dessus les marches de l’escalier qui conduit à la terrasse.
Nous partons en direction du lac fêter nos retrouvailles avec deux bières fraîches que le vendeur a pris le soin de cacher dans un sac opaque, nous intimant simplement qu’il n’était pas conseillé de se balader n’importe où en ville avec ce genre de colis… Nous ne réalisons pas tout de suite ce que cela veut dire.
STUPEUR ET TREMBLEMENTS
Les petites rues du centre-ville portent encore les stigmates de la fête. Nous avançons sur une piste couleur fushia. Décidément ici même la terre refuse de se conformer à une couleur banale. L’extravagance de l’Inde prend forme à chaque coin de rue dans ses couleurs, ses odeurs, son éclat.
Sur les bords du bassin règne une profonde sérénité. Le ciel auroré peint ses couleurs irréelles à la surface de l’eau. Nous sommes à peine assis quand un hurlement au loin déchire le silence. Une silhouette agressive se rapproche vers nous en vociférant des propos incompréhensibles. Arrivé à notre hauteur, le type s’arrête net. Il s’agit d’un Indien habillé simplement, mes yeux s’arrêtent sur les nombreux bracelets qui ornent son poignet et qu’il porte très certainement comme autant de symboles de sa ferveur religieuse. Il a le regard dur mais je ne discerne ni haine ni intentions malveillantes à notre égard. Ceci dit il ne s’arrête pas de hurler pour autant et nous restons sur nos gardes. J’essaie de le raisonner en anglais, lui rétorque en hindi. On ne se comprend pas. Je me tourne vers Rodo:
« Seen him before? »
« No I don’t think so. He may have followed us from the street. »
Au bout de quelques instants on remarque que le type pointe nos pieds avec insistance et nous réalisons notre erreur: la zone du lac et ses Ghats** constitue un lieu sacré dans la religion hindoue et nous venons de la traverser avec nos chaussures. Je me remémore alors cet extrait du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne dans lequel Passepartout manque de se faire lyncher par trois brahmanes pour être entré chaussures aux pieds dans la pagode de Malabar Hill à Bombay. Tout comme lui nous en sommes quittes d’en rester à un simple rappel à l’ordre, un peu agressif certes, mais la situation aurait pu vraiment dégénérer si le type avait découvert l’herbe magique de Rodo et les deux bouteilles au fond de notre sac.
« Hey let’s save the beers for later on, ok? »
« Wise decision bro! »
A LA BOUGIE
La nuit tombe rapidement. Pushkar est dans la pénombre la plus complète. Rodolfo m’explique que la région n’est pas autosuffisante en énergie et qu’ainsi chaque soir les pannes de courant se succèdent les unes aux autres. La situation est difficilement imaginable pour le touriste occidental qui considérera l’accès à l’électricité comme un acquis de naissance, mais la réalité est qu’aujourd’hui toujours plus d’un milliard de personnes dans le monde vivent sans cette garantie. C’est énorme !
Nous échouons par la force du contexte dans l’un des rares restaurants des environs dont le patron a eu la brillante idée d’accueillir ses clients à la lumière d’une bougie. Cette journée aura mis à rude épreuve ma naïveté de touriste. Je me sens parfois stupide de constater à quel point les réflexes que j’ai développé dans mon pays d’origine peuvent s’avérer dépassés lorsque je change de contexte culturel. Mais c’est aussi pour cela que je voyage, pour ouvrir une multitude de petites portes dans ma tête qui me permettent ensuite de mieux réaliser en quoi les choses diffèrent d’un lieu à un autre.
Je regrette de ne pas pouvoir rester plus longtemps à Pushkar. Cette ville a une vraie âme et malgré sa petite taille a beaucoup à offrir, j’en suis sûr. Demain, aux aurores, je reprendrais le train en direction d’Udaipur à l’extrême sud du Rajasthan. Rodo a prévu de s’y arrêter dans quelques jours. Nos routes sont amenées à se recroiser.
*Haveli: Les haveli sont des demeures (petits palais ou maisons de maître) parfois fortifiées, typiques du Rajasthan.
**Ghats: Un ensemble de marches ou de gradins qui recouvrent les rives des cours d’eau ou les berges d’un bassin. Ils permettent de descendre au contact de l’eau, le plus souvent d’un fleuve sacré.