Loin des sentiers touristiques, niché dans un écrin de verdure au cœur du très résidentiel 14e arrondissement, se trouve un petit bijou architectural prêt à titiller la curiosité des amateurs d'art nouveau. C'est en effet à Hütteldorf, autrefois commune des faubourgs de Vienne, que le célèbre architecte Otto Wagner fit construire une résidence d'été pour lui et sa famille. On doit sa superbe conservation, et la possibilité de la visiter aujourd'hui, grâce à son dernier propriétaire, l'artiste Ernst Fuchs. Elle abrite désormais un musée qui lui est dédié et, croyez-moi, vous ne verrez jamais deux endroits comme celui-ci.Un bref historique
À l'époque de sa construction en 1888, la villa fait déjà sensation jusque dans la presse, qui s'émerveille notamment de sa façade symétrique d'inspiration romaine, avec son grand hall et ses deux ailes ouvertes sur l'extérieur : il faut dire qu'à la fin du XIXe siècle, on a plutôt l'habitude de construire de grandes maisons asymétriques d'apparence plus romantique. Lieu de fastueuses réceptions, où l'on retrouve la crème de la crème de la société viennoise (Gustav Klimt, Aldof Loos ou Gustav Mahler étaient des invités réguliers) aussi bien que de résidence permanente, une fois les deux ailes fermées, Wagner finit néanmoins par emménager dans une maison plus modeste construite sur une parcelle attenante et vend la villa à Ben Tiber, un homme d'affaires viennois possédant de nombreux théâtres dans la capitale. Mais les origines juives de ce dernier le poussent à quitter l'Autriche dans les années 1930 pour échapper aux nazis et la maison est expropriée. Après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle elle sert de QG à Schirach, le dirigeant des Jeunesses hitlériennes, la villa est laissée à l'abandon. Quand elle est achetée en 1972 par Ernst Fuchs, elle n'est plus que ruines. Mais l'artiste se lance dans de grands chantiers de rénovation : s'appuyant sur les dessins de l'architecte, il lui faut deux années pour redonner sa splendeur passée à la villa, reconstruite en grande partie à l'identique. Pendant de longues années, elle devient ainsi son atelier. L'intérieur, quant à lui, est aménagé selon les goûts de Fuchs, un mariage audacieux et détonant avec l'architecture art nouveau.
L'intérieur
Le rez-de-chaussée est sans conteste la partie la plus incroyable de la villa. Trois grands salons, deux plus petits et une salle à manger sont ouverts au public. Dès la première salle on en prend plein les yeux : marbre de Carrare, lustre en verre de Murano, tapisseries vénitiennes... On est témoin de la collusion entre l'ancienne villa, grâce au rappel subtil des sculptures art nouveau contemporaines de l'époque d'Otto Wagner et la nouvelle, celle de Fuchs, dont les peintures accrochées au mur se fondent harmonieusement dans le décor. On est loin des motifs épurés et délicats du Jugendstil mais pourtant, ça fonctionne parfaitement. Il y a sûrement dans cette débauche de couleurs (et d'or !) et ces personnages féminins représentés avec beaucoup de sensualité un petit quelque chose qui n'est pas sans (me) rappeler Gustav Klimt... C'est cette pièce qui servit d'atelier à Ernst Fuchs et dans laquelle il peignit nombre des tableaux exposés aux murs.
Cette petite pièce était l'ancienne chambre d'Otto Wagner. Vide de tout meuble lors de l'achat par Fuchs, elle expose aujourd'hui les œuvres de l'artiste réalisées au crayon. Approchez-vous et admirez la finesse des détails...
Cette pièce, l'aile de gauche, est certainement ma préférée de la villa et il ne faut pas chercher la raison bien loin : les motifs dorés au plafond et le long des murs y sont pour beaucoup mais ce sont surtout les vitraux qui remportent tous les suffrages. Dessinés par Aldof Böhm et réalisés par les ateliers Tiffany à New York, ils dépeignent la forêt viennoise (le célèbre Wienerwald) au fil des saisons. Les vitraux, les plus grands exemples connus d'art nouveau profane, sont d'origine et furent entièrement restaurés, tout comme l'ensemble du décor de la pièce, sur les fonds propres de Fuchs. Cette pièce était l'ancien atelier d'Otto Wagner.
Ancienne pièce où se trouvait le piano de Wagner, les visiteurs peuvent désormais y apprécier la musique composée par Ernst Fuchs.
Autre pièce grandiose, le salon bleu dans la seconde aile, une pièce dédié à la détente : c'est ici qu'Otto Wagner recevait ses amis autour d'un billard, d'une partie de cartes ou d'un concert de musique de chambre. Elle fut la première des ailes à être équipée de fenêtres, afin d'être utilisée durant l'hiver, dès 1895 (l'installation des vitraux dans la deuxième date de 1900). Malheureusement il ne restait rien de l'aménagement originel : le plafond en verre, d'une belle symétrie, peut rappeler le travail de l'architecte mais n'est que le résultat de l'admiration de Fuchs pour Wagner.
L'actuelle salle à manger se tient dans ce qui aurait pu être une salle de bains. Ici aussi il ne restait rien de l'agencement, Fuchs a donc réaménagé la pièce de A à Z en lui donnant une nouvelle fonction.
Il est temps de monter à l'étage, beaucoup plus petit et moins fastueux que le rez-de-chaussée... mais non dénué d'intérêt pour autant. On arrive tout d'abord dans une longue pièce en long, aménagée en bains romains. À l'origine, il ne restait que la mosaïque au-dessus de la baignoire, réalisée par Koloman Moser, qui inspira à Fuchs l'aménagement actuel. À côté, une plus petite salle, remplie de croquis et d'objets divers ayant appartenu à l'artiste, et diffusant également un documentaire vidéo, peut-être la pièce rappelant le plus que l'on se trouve dans un musée. Elle permet de ne pas oublier que nous ne sommes pas ici que dans la villa d'Otto Wagner (même si des tableaux de Fuchs sont exposés dans toutes les pièces, ils se fondent si bien dans le décor qu'on oublierait presque qu'elles ne datent pas de l'époque de l'architecte) et d'en découvrir un peu plus sur la vie de l'artiste.
Les jardins et la façade
En repartant (car oui, il faut bien repartir un jour, impossible de devenir pensionnaire de cet endroit fabuleux, snif), ne manquez pas les jardins, notamment l'impressionnante fontaine recouverte de verres Tiffany, encore une fois, et ses sculptures en bronze. C'est aussi l'occasion de s'approcher au plus près de la façade de la villa et grimper en haut de l'escalier pour admirer les détails délicats du hall et notamment de ses plafonds. Enfin, à l'entrée, on retrouve encore quelques sculptures de Fuchs, dont une superbe danseuse chaussée de baskets dorées.
J'exprime rarement mon avis quand je parle d'un endroit (je pars du principe que si ça apparaît sur mon blog, c'est que j'ai envie de le partager et donc aimé) mais je ne pouvais conclure cet article sans écrire noir sur blanc à quel point cette visite fut un immense coup de cœur, et je pèse mes mots. L'entrée peut sembler chère mais si l'art nouveau ou l'art, tout simplement, vous intéresse, elle en vaut chaque centime. Il faut simplement garder à l'esprit que ce n'est pas un musée dans l'acceptation classique du terme : effectivement, les œuvres de Fuchs sont mises en avant. Mais le lieu en lui-même a une place tout aussi importante. J'imagine que si l'on vient pour en apprendre plus sur Fuchs ou son travail, on peut repartir déçu car ce n'est pas du tout ce qui est mis en avant. En tout cas, revoir ces photos me rappelle ce moment magique passée dans l'un des plus beaux endroits que j'ai pu visiter ! Très clairement un petit bijou qui mériterait d'être mieux connu.
Musée Ernst FuchsHüttelbergstraße 261140 WienEntrée : 11 €Accès : métro U4 arrêt Hütteldorf ou tram 49 arrêt Bujattigasse puis bus 43B / 52A / 52B arrêt Campingplatz Wien-West 1 (la fréquence des bus étant plutôt faible, il est facile de rejoindre le musée depuis l'arrêt de tram en une dizaine de minutes). Villa Wagner
Quelques mètres plus haut, et devant laquelle vous ne manquerez pas de passer si vous vous arrêtez à l'arrêt de bus Campingplatz Wien-West 1, se situe la deuxième villa Wagner, celle qu'il fit construire quand la première devint trop grande pour lui une fois ses enfants ayant quitté le domicile. Datant des années 1912/1913, elle est d'apparence beaucoup plus sobre que la première villa : un grand cube immaculé parfaitement proportionné, presque austère après le faste de la façade de la précédente maison. On y retrouve les caractéristiques du travail de Wagner sur la fin de sa vie (le rythme dans le placement des éléments décoratifs aussi bien que fonctionnels – les fenêtres –, la céramique bleue – qui rappelle le pavillon de l'écluse de Kaiserbad...) Demeure privée, elle ne se visite pas. Néanmoins, ne manquez pas de faire le tour de la villa en empruntant un chemin forestier, il permet une vue plus précise des mosaïques de la logia (celle au-dessus de la porte, représentant Persée et Méduse, est de Koloman Moser).
Villa WagnerHüttelbergstraße 261140 WienEn bonus : la villa Vojcsik
Si vous décidez de vous aventurer dans les lointaines terres de Penzing, le 14e arrondissement viennois, ne passez pas à côté de la villa Vojcsik, une belle demeure de style art nouveau que l'on doit à Otto Schönthal, l'un des élèves d'Otto Wagner (cette maison fut son projet de fin d'études, à 21 ans seulement). Si l'on retrouve des caractéristiques propres au style de Wagner (l'avancée du toit par exemple), le jeune architecte n'a pas oublié d'y apposer sa marque personnelle, avec notamment ces curieux motifs entourant les fenêtres du premier niveau. Elle fut construite au début du XXe siècle pour Ladislaus Vojcsik, médecin... d'Otto Wagner (je vous jure, ce n'est pas une obsession !). Maison privée, appartenant toujours à la famille Vojcsik, elle ne se visite pas.
Villa VojcsikLinzer Straße 3751140 Wien