Dans notre famille, l’idée de prendre un bateau fait toujours l’objet de tergiversations. Il faut dire que quatre membres de la famille (sur cinq) souffrent de mal de mer, à des degrés divers. Quand nous avons décidé de prolonger nos vacances estivales d’une semaine pour partir découvrir la pointe gaspésienne, mon idée d’explorer l’île Bonaventure a donc été accueillie avec incrédulité. Visiter une île sous-entend généralement l’idée de prendre le large en bateau et ce fait n’a pas échappé à mes amours. Les pires scénarios ont alors été évoqués pour me faire changer d’avis :
Tu te souviens le jour où nous étions partis pêcher en mer à Dubaï? Nous avions tous été malades pendant quatre heures, sans pêcher un seul poisson…
Tu le sais maman, je suis souvent malade en bateau, même sur la chaloupe de papa. Je suis obligé d’y aller? J’aimerais mieux rester au gîte…
Sérieux Eve? Même en bateau de croisière tu es la première à avoir la nausée… Tu as même été malade en kayak de mer à Cuba! Doit-on vraiment s’imposer ça?
Oui, on devait s’imposer ça. Je dirais même que c’était absolument nécessaire. Je rêvais de la Gaspésie depuis 20 ans et j’avais bien l’intention de découvrir le célèbre rocher sous tous ses angles… Mais comment aller à Percé sans visiter l’île Bonaventure? Impossible de me résigner à cette idée, mal de mer ou pas.
Non sans pester contre moi, ma petite tribu a accepté de me suivre dans mon entêtement, sachant très bien que je ne changerais pas d’avis. Seule ma fille faisait preuve d’enthousiasme, chantant inlassablement « bateau, sur l’eau » à qui voulait l’entendre… ou pas! Nous avons donc dédié notre dernière journée de vacances à cette activité. J’avais pris tous les renseignements nécessaires et je vérifiais chaque jour les prévisions météorologiques, espérant que les averses annoncées soient démenties. Le matin de notre expédition, nous avons tous été réveillés par une pluie déchaînée qui a débuté très tôt. Je me voyais déjà contrainte d’annuler l’activité, résignée devant ce mauvais présage. Malgré tout, les prévisions pour la journée parlaient plutôt de soleil avec un faible risque de précipitations. Nous avons donc décidé de quitter Gaspé pour nous rendre à Percé. En route, nous regardions défiler les magnifiques paysages pendant que je me félicitais intérieurement d’avoir insisté pour faire cette excursion. À notre arrivée, nous avons acheté les billets pour la croisière avant de nous attabler dans un petit resto où nous avons dégusté des produits de la mer en terrasse. Tout était parfait, il y avait même un petit parc de jeux pour les enfants. Le bonheur!
Hélas, la suite fut un peu plus houleuse, au sens propre comme au figuré…
Une traversée pénible…
Une fois sur le bateau, j’ai rapidement compris que je n’étais pas la seule à rêver de cette excursion. Nous avons quitté le quai de Percé alors que j’essayais de me frayer un chemin avec mon fils aîné pour atteindre l’étage supérieur de l’embarcation. Je me disais que je serais ainsi mieux installée pour prendre des photos, en permettant à mon fils de respirer l’air salin à grandes bouffées [car avant cette journée, je pouvais dire sans me tromper que de toute notre famille, c’est lui qui avait le moins d’aptitudes pour devenir marin]. Lorsque nous avons atteint la dernière marche, j’ai été frappée par la densité de la foule. Non seulement nous n’avions pas de places assises, mais nous devions lutter pour nous accrocher à quelque chose de stable pendant que le bateau affrontait les vagues en direction du rocher Percé. À chaque fois que le capitaine faisait un arrêt, que ce soit pour nous laisser prendre une photo ou nous aviser de la présence d’un phoque, je voyais le visage de mon fils blêmir et son corps s’affaisser un peu plus vers le sol. À proximité de l’île Bonaventure, il n’en pouvait plus, me suppliant de redescendre pour pouvoir s’allonger sur un banc ou sur le sol. J’ai abdiqué. Je devais me rendre à l’évidence : mes meilleures photos seraient celles qui n’immortaliseraient pas le bras ou la tête d’un étranger par accident. Je me sentais moi-même nauséeuse et je me disais que rien de pire ne pouvait m’attendre en redescendant. Je me trompais.
En voyant la tête de mon mari, j’ai rapidement compris ce qui se passait. Ma fille avait arrêté de chanter, son enthousiasme s’étant transformé en puissants vomissements. Pendant ce temps, mon fils cadet se plaignait de maux de cœur, allongé sur un banc qui avait été rapidement déserté par les autres voyageurs en raison de l’odeur de lait périmé. Le chandail de mon mari était, quant à lui, couvert d’une substance blanche que j’arrivais trop bien à identifier… Et un membre de l’équipage le poursuivait avec une bouteille de désinfectant qu’il vaporisait sans relâche, espérant sans doute effacer toute trace de notre mésaventure.
Une randonnée sous la pluie…
Nous sommes débarqués sur l’île Bonaventure avec des mines horribles, vidés physiquement et psychologiquement. Nous ne pensions qu’à une chose : ce trajet, nous devions inévitablement le refaire quelques heures plus tard. Personne n’osait me blâmer ouvertement, mais je sentais des regards lourds de reproches peser sur moi… Une fois à l’entrée, alors que nous achetions nos billets pour le parc national, mon fils aîné a eu un regain d’énergie en voyant la publicité du concours « Expérience Famille » de la Sepaq :
Mon fils : Regarde maman, c’est super! En prenant une photo de famille avec un carton, on peut gagner un an de vacances en famille en pleine nature! Je suis certain que nous allons gagner!
Moi : Oui, bonne idée! [En m’adressant à une employée] Peut-on avoir un carton svp?
Employée : Désolée madame, nous n’avons plus de ces cartons…
Devant la mine renfrognée de mes amours, j’ai redoublé d’efforts pour voir les choses positivement. Ce n’était pas difficile, car il faisait un temps splendide et les lieux étaient merveilleux. Comme nous avions fait des randonnées difficiles les jours précédents, j’ai proposé que l’on choisisse le sentier le plus facile (le sentier des colonies) afin de rejoindre la colonie de fous de Bassan. Les enfants ont appris que nous pouvions faire un rallye-découverte tout au long de la randonnée, afin de trouver le trésor caché sur l’île par le corsaire Duval. Les sourires sont réapparus comme par magie sur leurs petits visages et nous avons commencé la balade sur un ton joyeux, en négociant le premier arrêt pour déguster une collation (un incontournable dans notre famille!).
Plus nous avancions, plus le ciel s’assombrissait, tout comme mon humeur… À la mi-parcours, une pluie diluvienne s’est abattue sur nous. Évidemment, nos vêtements n’étaient pas adaptés pour la pluie. À chaque pas, nos pieds s’enfonçaient dans l’eau et la boue. Nos jeans étaient trempés et j’essayais tant bien que mal de protéger l’appareil photo de l’eau qui s’infiltrait partout. J’en avais marre, je me disais intérieurement que le mieux à faire était de rebrousser chemin pour rentrer au bateau et en finir avec cette journée épouvantable… À ce moment précis, mon fils cadet a glissé et s’est étalé de tout son long dans la boue. Il pleurait sans relâche, pendant que ma fille réclamait son lait à grands cris et que mon fils aîné continuait d’argumenter pour avoir un chien dont il s’occuperait super-bien-c’est-promis-juré-craché. Nous croisions plusieurs adultes qui faisaient marche arrière alors qu’ils étaient beaucoup mieux équipés que nous.
Moi [au bout du rouleau et énervée] : Tant pis pour les oiseaux, on retourne à l’accueil et on attend le prochain départ. Tu avais raison, c’était une mauvaise idée ce bateau.
Mon mari [grand sourire réconfortant] : Mais non Eve, on a fait plus de la moitié du parcours. On va y aller et on va s’amuser quand même!
Nous avons donc poursuivi notre randonnée et l’ambiance est redevenue joyeuse peu à peu. Mon mari a lancé un concours de sauts pour éviter les énormes flaques d’eau, ma fille a recommencé à chanter et nous avons tous finalement rigolé de la situation…
Après la pluie, le beau temps…
Heureusement que je n’ai pas cédé au découragement et que j’ai écouté mon amoureux, car j’aurais manqué un merveilleux spectacle. Dès que nous avons rejoint la colonie, la pluie s’est arrêtée comme par magie pour faire place à un soleil radieux. Un magnifique arc-en-ciel a traversé les nuages, tandis que des milliers de fous de Bassan volaient au-dessus de nous. C’était incroyable de les voir de si près et d’entendre leur cris à l’unisson qui nous donnaient envie de nous recueillir en silence pour les admirer tranquillement. Et c’est ce que nous avons fait pendant un long moment avant de nous résigner à quitter ce lieu unique…
Sur le chemin du retour, quelques mésaventures nous attendaient encore… Mais après avoir été exposés à tant de beauté, impossible que la fatigue, la pluie, les maux de cœur ou les sandwichs détrempés puissent assombrir cette journée. Elle restera, à tout jamais, pleine de lumière dans nos souvenirs…