À Pékin, plus d'un million de personnes vivent enfouies sous terre, dans des anciens abris anti-aériens désaffectés dont la construction date du début des années 1970, en plein règne de Mao, lorsque la Chine craignait les velléités de bombardement du régime soviétique à son égard. Ces habitants des sous-sol sont pour la plupart des mingongs, des travailleurs migrants qui ont quitté les campagnes chinoises pour venir travailler à la capitale. On les appelle la " tribu des rats ", shuzu en chinois. Patrick Saint-Paul, correspondant en Chine du Figaro, a sorti en mai de cette année un ouvrage intéressant sur le sujet, Le peuple des rats: dans les sous-sols interdits de la Chine.
L 'exode des mingongs est sûrement la plus grande migration humaine de l'histoire. À Pékin, sur 21 millions d'habitants, plus de 7 millions sont des migrants et plus d'un million vivent sous terre, d'où l'appellation de " tribu des rats ". Dans l'horoscope chinois, le rat est vu comme adaptable, imaginatif et ingénieux, mais aussi difficile à saisir et à comprendre, fuyant. Et cela correspond bien aux habitants des sous-sols de la capitale chinoise.
La vitesse à laquelle la Chine s'est transformée n'a aucun équivalent dans l'histoire. Mais Pékin ne s'est pas développée comme New Delhi: à Pékin, il n'y a pas de bidonvilles ; la misère est cachée sous terre. Patrick Saint-Paul nous rapporte que la plupart de ces " rats " travaillent dans des restaurants, ou bien encore en tant que vendeurs, gardiens, ouvriers sur des chantiers ou coursiers. Jordan Pouille, dans Le Tigre et le moucheron, complète la liste en précisant qu'ils travaillent aussi en tant que livreurs de bonbonnes d'eau, serveurs, coiffeurs, cuisiniers, laveurs de carreaux, vigiles, paysagistes, balayeurs, voir même agents immobiliers.
Patrick Saint-Paul raconte avoir découvert l'existence de ces sous-sols et de ses habitants alors qu'il habitait une résidence pour expatriés de Pékin. " Comme la plupart des habitants de Julong Garden, nous ne soupçonnions pas l'existence de cet univers parallèle sous nos propres pieds, à quelques pas des boîtes de nuit les plus modernes et les plus branchées de Chine et d'Asie " écrit-il. Sous ses pieds, dans le sous-sol de la résidence, il découvre un dortoir où les ouvriers sont entassés à quarante. Un autre dortoir, quant à lui, est partagé par quinze femmes de ménage travaillant dans un des clubs branché de Gongti.
Sachant que le salaire moyen d'un mingong est d'environ 3 000 yuans (430 euros), et connaissant le prix exorbitant de l'immobilier à Pékin, ces travailleurs n'ont pas les moyens de louer un appartement en surface. De plus, sans hukou, ce précieux sésame qui fait office de permis de résidence, les migrants ne peuvent s'installer légalement dans beaucoup d'appartements.
Dans les sous-sols, en revanche, les premiers prix commencent à 300 yuans mensuels, soit environ 42 euros, et les conditions d'accès sont plus flexibles. Il cite l'exemple de Shen, une jeune chinoise de 18 ans venue du Sichuan, employée comme ayi, sorte d'agent d'entretien, au China World, un luxueux centre commercial de Pékin. Elle loue une petite chambre de huit mètres carrés avec une colocataire dans un sous-sol pour 800 yuans par mois (115 euros), près de l'Université de Communication. Cela lui permet de vivre, et même d'avoir un portable " avant dernier-cri ".
L'une des habitantes d'un de ces sous-sol ironise: " Au moins ici c'est bon pour la peau, on ne risque pas de bronzer. On garde un joli teint pâle, qui en ferait rêver plus d'une qui vit à la surface ". La vérité est un peu moins glamour: il n'y a aucune lumière, l'air ne circule pas, l'humidité est à son maximum et la plupart souffrent à long terme de problèmes psychologiques, d'angoisses et dépressions, d'affections respiratoires et de maladies de peau.
Les ans la contribution des shuzu sont un peu ceux-dont-on-ne-parle-jamais de Pékin, une sorte de monde parallèle bien protégé du regard des curieux. À l'entrée de ces sous-sols, un gardien veille. Il a l'oeil sur des écrans de contrôle qui surveillent tous les allées et venues dans ces dédales de couloirs. On tente de les cacher, mais s mingongs, Pékin serait complètement paralysée. Ces migrants sont des véritables bâtisseurs de mégalopoles. Sans eux, il n'y aurait plus personne pour vendre des légumes, balayer les rues, et surtout construire les immeubles.
Vice Japon a réalisé un documentaire intéressant de 25 minutes sur le sujet que je vous invite à voir ci-dessous (n'oubliez pas d'activer les sous-titres français en cliquant sur la petite roue):
Pour aller plus loin:
CreativeTime Reports à réalisé un reportage de 7 minutes sur la vie d'un des habitants des sous-sols, à voir ici, en chinois sous-titré anglais.
La photographe singapourienne Sim Chi Yim a réalisé des clichés très intéressants des habitants des sous-sols de Pékin: China's " rat tribe ". Les photos de cet article sont issues de son travail.