Après deux mois de crises et de manifestations, voici que le calme revient : un gouvernement quasi identique au précédent, des élections présidentielles « classiques », des élections législatives anticipées que le gouvernement voudrait bien repousser le plus tard possible, un reflux des Pirates au profit des formations politiques en place…
Pourtant la tempête a été violente, marquée le 4 avril par la manifestation la plus nombreuse (22.000 ?) jamais connue en Islande ; qui peut croire, comme tentent de le faire les deux partis de la majorité, que rien ne s’est passé ?
Que l’on me permette un retour en arrière.
Cela commence mi mars par un mot « Wintris », nom d’un fond que l’épouse de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson aurait caché dans un paradis fiscal ; pourquoi en fait elle état spontanément ? C’est que le 11 mars, préparant avec deux journalistes, dont un associé au travail sur les Panama Papers, une émission à diffuser deux semaines plus tard, il a appris que son nom paraissait sur ces documents. Sa défense – « je n’ai rien à voir avec ce fond » – ne tient pas longtemps. Non seulement il a triché, mais il a menti, et surtout – crime impardonnable – la publicité faite à l’affaire écorne sérieusement l’image des Islandais alors qu’ils étaient parvenus à faire oublier les faiblesses ayant conduit à la crise de 2008.
Le 5 avril, lendemain de la grande manifestation, Sigmundur Davíð court à Bessastaðir. Il veut obtenir du Président l’autorisation de dissoudre l’Alþingi. Il n’a consulté ni les instances de son parti ni son allié le Parti de l’Indépendance. Le président Ólafur Ragnar refuse. Le même jour plus tard, à l’issue d’une réunion du groupe parlementaire du Parti du Progrès, Sigurður Ingi Jóhannsson, Vice-Président du parti, annonce que Sigmundur Davíð se met à l’écart et qu’il prend lui-même la tête du gouvernement. Le Parti de l’Indépendance approuve ce changement. Des élections auront lieu à l’automne.
Bien que la liste des 600 (?) Islandais mis en cause dans les Panama Papers ne soit pas encore officiellement connue, certains prennent les devants tels ce conseiller municipal (Parti de l’Indépendance) de Reykjavík, le Trésorier de l’Alliance social-démocrate, le directeur exécutif du Parti du Progrès, les directeurs de deux caisses de retraite, et évidemment les banquiers mis en cause à propos de la crise de 2008. En reconnaissant immédiatement leur situation pour la minorer les ministres Bjarni Benediktsson et Ólöf Nordal, aussi président et vice-présidente du Parti de l’Indépendance, semblent parvenus à la faire oublier…
Le 18 avril le président Ólafur Ragnar annonce à la presse qu’il « arrête d'arrêter» : l’incertitude dans laquelle se trouve le pays requiert un président expérimenté ! L’annonce est au départ plutôt bien accueillie, puis un reflux s’amorce : Dorrit Moussaïev, seconde épouse de ORG, n’a-t-elle vraiment rien à se reprocher pour ce qui concerne l’évasion fiscale ? Et surtout a-t-on vraiment besoin d’un homme autoproclamé « sauveur » pour régler des problèmes classiques dans une démocratie ?
Guðni Th. JóhannessonDébut mai Guðni Th. Jóhannesson, professeur à l’Université, annonce une candidature murmurée depuis plusieurs semaines. Il s’envole immédiatement dans les sondages. Cela n’empêche pas Davíð Oddsson, ancien Premier Ministre et Gouverneur de la Banque Centrale, d’annoncer sa candidature à son tour. Ólafur Ragnar, tombé à 25%, se dit rassuré par la qualité des candidats maintenant en lice et retire la sienne, discrètement…
La proximité d’élections et les désaccords soudain apparus au sein des Pirates entraînent un reclassement des forces politiques. Les Pirates redescendent en dessous de 30%, niveau encore enviable, au profit surtout de la Gauche Verte qui atteint maintenant 20%.
Le 23 mai Sigmundur Davíð, ancien Premier Ministre, et toujours président du Parti du Progrès, reprend sa place à l’Alþingi ; sa première déclaration est de se dire opposé à des élections anticipées.
Ainsi va la vie politique islandaise, de crises en crises séparées de retours apparents au statu quo, des révolutions au sens étymologique, mais où l’on note une irritation croissante que les dirigeants politiques auraient grand tort d’ignorer, par exemple en tentant de reporter les élections promises à l’automne.
Situation politique fin mai
L’élection présidentielle
La décision de Ólafur Ragnar de se représenter a entrainé le retrait de quelques candidats. Mais neuf ont décidé d’aller jusqu’au bout. Parmi eux deux seulement paraissent en mesure de l’emporter et un troisième, Andrí Snær Magnason, peut avoir une influence sur le résultat final, puisqu’il s’agit d’un scrutin à un seul tour.
Andrí Snær MagnasonLa candidature de Davíð Oddsson peut surprendre. C’est lui dont les manifestants « des casseroles » ont en octobre 2008 tout d’abord réclamé la démission de Président de la Banque Centrale pour son rôle dans les semaines précédant la crise, et aussi parce qu’il a été Premier Ministre de 1991 à 2004 et donc grand ordonnateur de la folie financière qui a conduit à cette crise. A qui lui rappelle cet épisode, il répond, comme en 2008, qu’il n’est pas plus responsable de ces choix que les électeurs qui ont voté pour le Parti de l’Indépendance qu’il présidait alors ! Mais sa candidature à une fonction éloignée de la politique quotidienne n’est-elle pas un moyen de se blanchir ? Crédité au départ de 3% il est le 30 mai à 18,5%, ce qui montre la capacité de cet homme habitué aux campagnes électorales à activer les réseaux conservateurs. Il peut aussi compter sur le quotidien Morgunblaðið dont il est rédacteur en chef et qui depuis plusieurs semaines est empli de sa campagne.
Guðni Th. Jóhannesson, professeur de géographie à l’Université et auteur de plusieurs ouvrages, n’a ni cette expérience ni ces moyens, mais ce peut être un avantage auprès d’un corps électoral assoiffé de nouveauté. Il a su créer une attente autour de sa candidature qui l’a propulsé à 59% lorsqu’elle été annoncée, et le 30 mai encore au même niveau. Avec Davíð et lui on revient à la tradition du combat entre un politique et une personne de la société civile, toujours gagné par la dernière sauf quand Ólafur Ragnar Grímsson s’est présenté.
A cet égard, Andri Snær est peut-être handicapé car il mêle les deux profils cités en étant un écrivain engagé marqué à gauche par ses ouvrages notamment « Dreamland» où il dénonce avec talent les excès de la société islandaise des années antérieures à la crise. Crédité de 29% avant l’annonce des candidatures précédentes, il est tombé à 8.8% après celle-ci et était le 30 mai à 11%.
La préparation des élections législatives
… et d’abord leur date. La manifestation-monstre du 4 avril et les suivantes étaient toutes sur le même mot d’ordre : élections immédiates. En prenant ses fonctions de Premier Ministre Sigurður Ingi Jóhannsson promet des élections à l’automne. Puis une condition apparaît : que les 76 projets que le gouvernement a encore à son programme soient examinés par l’Alþingi. Et des voix se font entendre dans la majorité : pourquoi des élections anticipées ? Jusqu’à Sigmundur Davíð qui le 5 avril avait fait la route de Bessastaðir pour arracher une dissolution à ORG, et qui, retour d’un congé de sept semaines, met en doute l’intérêt de celle-ci !
Il est vrai que le Parti du Progrès, tombé à 6.5%, a grand besoin de panser ses plaies ; le retour de l’ancien premier ministre y contribuera-t-il ? De leur coté les Pirates confirment leur baisse à 30%, score encore enviable. Il sont maintenant dépassés par le Parti de l’Indépendance comme si l’argent caché de ses présidents et vice-présidente était de peu d’importance ! La Gauche Verte confirme son bond à 20% alors que son ancien allié, l’Alliance Social-démocrate, toujours à la recherche d’un second souffle, continue de chuter à 7.4% et Avenir Radieux est en passe de disparaître (3.1%).
Et voici que réapparaît « Viðreisn», disparu après une irruption tonitruante, voici deux ans, sur la scène politique. Le parti fondé par Benedikt Jóhannesson, éditeur de revues notamment « Iceland Review » et membre influent du Parti de l’Indépendance, apparaissait comme une scission pro UE de ce dernier, plus partagé qu’il ne paraît sur le sujet. Cette fois plus aucune référence à l’UE sur un programme facilement soluble dans celui de ses concurrents, mais l’engagement d’organiser le référendum sur la reprise des négociations.
Actualité économique
Parmi les projets que l’actuel gouvernement souhaite conduire à leur terme il y a la levée du contrôle des changes. Il s’agit, je le rappelle, d’éviter la sortie intempestive de valeurs estimées à 1200 milliards d’Ikr (8.6 milliards d’euros !) dont la conversion en devises pourrait entraîner une grave crise monétaire. Ces valeurs sont de deux catégories :
- Les valeurs résultant de la vente de leurs avoirs par les trois banques mises en faillite en septembre et octobre 2008, soit 900 milliards d’Ikr. Ces dernières ont fait l’objet de négociations avec la Banque Centrale,
- Les « glacier bonds » résultant de mouvements spéculatifs sur la couronne conduits par quelques fonds souverains dans les années précédant la crise, soit 600 milliards d’Ikr ramenées progressivement à 320.
Pour ces dernières des enchères en euros doivent être organisées par la Banque Centrale. Les valeurs non vendues seront inscrites dans un fond spécial avec un taux d’intérêt très faible, ce qui devrait inciter tous les détenteurs de ces valeurs à participer aux enchères. Bjarni Benediktsson fait voter la loi en urgence le 21 mai pendant la clôture des marchés ; elle est immédiatement promulguée.
Vie sociale
Profitons de cette (relative) accalmie pour nous intéresser à la société islandaise :
Une natalité en décroissance
C’est une surprise si l’on considère la place des enfants dans les familles islandaises : le taux de féconditéest tombé à 1.81, plus élevé que la moyenne de l’UE (1.58) mais insuffisant pour assurer le renouvellement de la population (2.1). Comme ailleurs, le premier enfant naît plus tard : 27.4 ans contre 22 ans dans les années 1980.
Fort heureusement le taux de mortalité (6.6%o) et le taux de mortalité infantile (1.9%o) restent parmi les plus bas en Europe.
Solde migratoire
Au cours du 1er trimestre 2016, le solde migratoire des citoyens islandais reste négatif : 710 sont partis, surtout chez les « cousins » nordiques, et seulement 600 sont revenus. Il est par contre positif pour les citoyens étrangers : 1650 (dont 610 Polonais) sont arrivés en Islande et 540 en sont partis (dont 130 vers la Pologne). Il y a donc au 1er avril 2016 8.3% d’étrangers sur l’île.
Eze Okafor – © mbl.isLa plupart des étrangers installés en Islande se félicitent de l’accueil qu’ils reçoivent, mais cela ne va pas sans quelques crispations :
- politique très restrictive appliquée par l’Office de l’Immigration, qui repousse tout immigrant économique (hors Espace Economique Européen) et n’hésite pas à expulser des familles installées depuis plusieurs mois,
- difficulté pour le même Office à trouver des logements pour les réfugiés accueillis récemment,
et ceci, que l’on aimerait n’être qu’une anecdote : le chanteur Unnsteinn Manuel Stefánsson (Retro Stefson) a été présentateur pour l’Islande à l’Eurovision 2016. Commentaire paru sur Facebook « Quoi ? un nègre comme visage de l’Islande ? » Réaction de l’intéressé, dont la mère est angolaise et le père islandais : « il vaut mieux cela que le silence ! ». Veut-il dire que ce silence serait bruyant ?
Actualité culturelle
Comme souvent elle sera franco-islandaise :
- En souvenir de Solveig Anspach, décédée le 7 août 2015, son film inachevé « l’Effet Aquatique » a été présenté au Festival de Cannes et a reçu le Prix SACDde la Quinzaine des Réalisateurs,
- Autre hommage, celui dédié par l’Orchestre Symphonique d’Islande à Jean-Pierre Jacquillat qui en fut le directeur musical de 1980 à 1986, avec un concert prévu le 9 juin à Harpa. Au programme : Rolf Martinsson et Gustav Mahler (4ème symphonie),
- Et au moment même où j’écris (29 mai), à Paris, sous la Pyramide du Louvres : « Le pianiste berlinois Nils Frahm installe pianos, orgues et machines sous la pyramide pour un concert exceptionnel en duo avec le musicien et producteur Ólafur Arnalds… jusqu’au lever du jour ! » (programme du Louvre).
Relations internationales
- Le 14 mai les chefs de gouvernement des cinq Pays Nordiques, et leur ministre des Affaires Etrangères ont été reçus en visite officielle aux Etats-Unis et ont rencontré Barack Obamaet John Kerry. Le sujet principal était la sécurité, face notamment aux fréquentes incursions russes dans les airs ou les eaux de ces pays. Par ailleurs Sigurður Ingi a invité Barack Obama à une visite en Islande,
- A l’occasion de l’entrée du Monténégro dans l’Alliance Atlantique, le 21 mai, Lilja Alfreðsdóttir, nouveau ministre des Affaires Étrangères, a exclu toute révision du soutien de l’Islande au boycott de la Russie malgré ses conséquences sur les exportations.
Pendant ce temps la vie continue…
- 06/05 : diffusion du dernier annuaire téléphonique sur papier. Le premier a été édité en 1905,
- 11/05 : la consommation d’eau (des toilettes) diminue sensiblement lorsque Greta Salóme Stefánsdóttir chante à l’Eurovision, mais cela ne suffit pas pour qu’elle accède à la finale !
- 20/05 : les porteurs de psoriasis pourront accéder gratuitement au Blue Lagoon,
- 30/05 : 60 toilettes vont être installées sur l île pour faire face à l’afflux de touristes,
et ceci qui vaut pour plusieurs jours :
- 18/05 : Hrafnhildur Lúthersdóttir gagne la médaille d’argent du 50 mètres brasse aux championnats d’Europe !!! Le commentateur français encense les médailles d’or et de bronze de cette course, et ne dit mot de Hrafnhildur : incapacité à prononcer son nom ?