Voilà des années que le projet me trotte dans la tête, et quand je dis des années, il me semble que ça doit remonter au tout début des premières lignes écrites dans ma chambre de jeune garçon, racontant ses premiers émois érotiques devant le corps d’albâtre d’une jeune fille aux longs cheveux blonds.
Je devais avoir dix-huit ans et dans la salle aux plafonds hauts de l’école de sculpture de Sartrouville, tandis que je ne rêvais que de modeler la terre et le plâtre, de trancher les formes à l’aide de mon couteau effilé, de tailler la pierre avec ces outils précieux auxquels je tenais comme à mon dépucelage, mon professeur, Lê Tài Điển, m’obligeait à me soumettre au difficile exercice du croquis de modèle, ce que je détestais par-dessus tout, mais il me répétait sans cesse de sa bouche torturée par une dentition partielle et un bec-de-lièvre salement raccommodé, tout en agitant ses mains nerveuses pleines de terre, qu’un bon sculpteur ne pouvait être qu’un bon dessinateur. De toute façon, je n’avais pas le choix. Et Dien pouvait me faire faire ce qu’il voulait, pour une raison simple. Il était le maître, j’étais son disciple. J’ai déjà raconté cette histoire de nos relations complexes qui nous unissaient en d’autres temps.
La jeune fille s’appelait Sophie, je ne la connaissais pas. Elle se planta au milieu de la pièce, posa son sac sur la table installée pour la pose et commença à se dévêtir sous mon regard atterré. Tout doucement, méthodiquement, elle enleva un à un ses vêtements et fit quelque chose qui me sembla être totalement contre-nature ; en sous-vêtements de jeune fille timide, soutien-gorge, culotte sage et chaussettes basses, elle commença par enlever sa culotte, puis son soutien-gorge et enfin ses chaussettes, pour poser les pieds sur le sol maculé de terre séchée. L’ordre dans lequel elle ôta ses derniers centimètres carrés de tissu me fit comprendre que ce n’était pas là un spectacle érotique, mais une activité purement codifiée, professionnelle. Dien s’approcha d’elle et lui donna quelques instructions pour la pose. Nous avions droit à dix minutes par poses. Plutôt mal à l’aise, je m’appliquai à dessiner le corps neutre qui s’offrait à notre regard, mais je ne pouvais m’empêcher de perdre mon regard sur la rondeur de ses seins hautains et fermes, le dessin sensuel de son ventre plat, de son nombril parfait, de ses cuisses longues et tendres, recouvertes d’un léger duvet que seule la lumière des spots placés autour d’elle réussissait à révéler. Et puis ce triangle de poils si fins, d’une blondeur accablante, si courts que je pouvais voir de ma place les contours de ses lèvres… Je n’ai jamais aussi mal dessiné de ma vie, ce qui me valut de Dien, dans un geste d’énervement, de voir trois de mes croquis déchirés en place publique. Je ne méritais guère mieux…
Aquarelle de Marc Taro Holmes
Mon regard se perdit, mon esprit aussi et je rentrais chez moi comme bousculé par la force de la beauté de cette fille dont je me souviens encore, malgré tout, les moindres traits de son visage. Quelque chose d’inconnu et de puissant me fit prendre la plume et me poussa à en écrire des pages, comme si j’avais trouvé en ce moment précis la matière, touché par une grâce divine, inspiré par une muse que je ne revis plus jamais, d’une histoire à broder et je me mis à écrire pendant des heures, jusqu’au petit matin, sur les pages quadrillées d’un vieux cahier de brouillon inutilisé, un de ceux dont les pages sont si rêches que la plume de mon stylo y accrochait à chaque rondeur de lettre et au dos duquel on trouve un tableau aride compilant toutes les tables de multiplication.
Depuis ce jour, j’ai rempli des dizaines de cahiers, de textes plus ou moins intéressants, jusqu’au jour où je me rendis compte que tout ce que j’écrivais ressemblait à la longue plainte d’un jeune homme qui ne cessait de noircir les aspects les plus positifs de sa vie au lieu de noircir des pages de ce qui aurait pu constituer un corpus digne d’intérêt. J’ai fini par me recentrer plus tard, de longues années plus tard, en écrivant des petits textes à l’écriture tendue, partagés de ci de là sur mon blog, et remportant souvent un beau succès d’estime, mais tout ceci ne constituait en rien la trame d’un bel objet dont j’aurais pu me montrer fier, rien de construit, rien qui puisse sortir du lot. Je n’ai au final jamais réussi à me poser suffisamment longtemps pour partir dans cette optique.
Aujourd’hui, après avoir laissé tomber mes lectures privilégiées, après avoir pris mes distances avec ce lieu d’écriture qui est pour moi comme une seconde maison, après avoir pris du temps pour moi, seul devant mon écran d’ordinateur, j’ai réussi à rassembler quelques uns de mes textes, j’en ai corrigé beaucoup, coupé de longs passages inutiles, agencés dans un ordre qui me semble pertinent dans l’ensemble des chapitres, j’en ai réécrit d’autres complètement, insatisfait du rendu, et puis j’en ai rajouté bon nombre, après avoir les avoir esquissé pendant les derniers instants passés en Bretagne. Voici venu pour moi un autre temps, un temps où je peux déjà commencer à penser à l’après de ce texte que j’ai décidé d’appeler Le matin du départ. J’y ai choisi la narration directe, un style clair et léger qui procure une sensation de lecture simple et cadencée. Mais ce n’est pas à moi d’en décider. A présent, c’est une nouvelle aventure qui s’offre à moi ; le parcours indécis et incertain de la prospection des maisons d’éditions. Voici de quoi ajouter à mes angoisses naturelles.