70 000 personnes ont parcouru l’Islande en 1983, année de mon premier voyage dans l’île, 1,3 million de touristes s’y sont rendus en 2015. Au vu de l’explosion du nombre de visiteurs, on pourrait s’attendre à ce que les êtres humains ayant été en contact avec des elfes soient proportionnels à cette augmentation, mais apparemment c’est l’inverse qui se produit.
Pour quelles raisons ?
Il serait à mon sens déplacé de les évoquer sans avoir au préalable exposé quelques généralités (parfois contestées), et révélé de secrètes expériences qui ont stigmatisé mes voyages.
Les elfes, créatures anthropomorphes vivant le plus souvent dans les cavités de la lave ou sous la mousse, ne cessent d’alimenter mythes et légendes. On sait d’eux qu’ils sont évanescents, que leur langage ne se distingue guère des bruissements du vent, et qu’ils sont capables de défendre farouchement leur territoire. Aussi, si une nouvelle route ou un hôtel risque de mettre leur habitat en péril, ils peuvent unir leur pouvoir destructeur afin de faire capoter le projet. Parfois donc, les machines de chantier tombent en panne les unes après les autres, sans explications convaincantes, ou d’autres choses troublantes se produisent.
En Islande, plusieurs projets ont déjà été abandonnés suite à de tels phénomènes. Le degré de croyance des insulaires sur ces créatures fantômes varie d’un individu à l’autre, mais selon une étude menée par l’université de Reykjavik, 70% de la population juge que l’existence d’un monde parallèle est possible, et un tiers de cette population serait persuadée de la présence des elfes, d’esprits ou autres forces surnaturelles agissant dans le pays.
D’après les sources les plus sûres – les sagas médiévales –, il y aurait environ un elfe pour dix habitants. Peut-on affirmer que ce ratio soit toujours d’actualité étant donné que la population est passée d’une poignée d’îliens à cette époque à plus de 330 000 ? Difficile sans doute d’établir un recensement précis avec des êtres aussi peu conciliants en la matière; en effet, ils sont petits et ils ne se voient souvent que de loin, s’évanouissent dans la nature aussi rapidement qu’ils sont apparus, et peuvent de surcroît se confondre aux formes suggestives qui émergent des champs de lave.
Et comment ne pas douter de ce que l’on a vu, lorsque l’hiver, dans la semi-obscurité, de petites marionnettes tournoient au raz du sol, dans un angle longuement délaissé par le regard ? Était-ce juste quelques aigrettes de neige emportées par le vent; ou réellement… Hum ! Il arrive toutefois que l’incertitude ne soit plus permise, et si par chance on parvient à en capturer à travers l’objectif, le plus étrange est qu’ils n’apparaissent jamais sur les photographies. En dépit des belles promesses faites lors de l’avènement du numérique – les capteurs résoudront tous les problèmes qu’ont posés les films – il est à constater qu’aucun progrès notable n’a été constaté dans ce domaine: que les elfes soient photographiés de jour comme de nuit, de près comme de loin, les clichés restent vierges de toute présence.
Faut-il en déduire pour autant qu’ils n’existent pas ?
Après avoir passé beaucoup de temps en Islande, le plus souvent en hiver et seul, j’avoue maintenant que je doute moi-même encore plus qu’avant. Non pas de leur existence, mais de la fiabilité de mon appareil photo…
Les elfes, les trolls ? Je n’y croyais guère, ou plus catégoriquement, je n’y croyais pas. Jusqu’au moment où…
C’était en 1986, au mois de février. Je venais d’atteindre à skis un grand refuge au nord du Vatnajökull, et je m’étais endormi, engoncé dans mes duvets. Peu après minuit, je me réveillai. Dans la pièce voisine, un étrange remue-ménage troublait le calme de la montagne. Le bois du plancher craquait, la porte grinçait. Elle semblait tourner sur ses gonds, mais avec une lenteur infinie. Il y a quelqu’un ? criai-je.
Du coup, plus rien! Silence complet. Cette nuit-là ébranla mes certitudes. Une autre fois, je tirais péniblement ma pulka dans la neige profonde. J’étais au bord du découragement quand soudain tout devint facile. Assurément, de petites mains poussaient derrière. Par la suite, j’ai affirmé que ce raid avait été réalisé en autonomie totale, sans aide extérieure, mais un jour une mauvaise langue prétendit le contraire. Pour cette raison sans doute. Heureusement, je pus, photographie à l’appui, prouver la véracité de mes dires. La technologie fait parfois bien les choses…
Il est assez courant que les elfes aident le voyageur fatigué ou mal pris; néanmoins, il semble qu’aujourd’hui bien peu de visiteurs parviennent à différencier ce service d’un autre, tant les tours qu’ils effectuent sont dépendants de professionnels bienveillants. Les trolls en revanche fomentent de mauvais coups, notamment contre ceux qui ne respectent pas leur lieu de vie ou méprisent la nature. Les personnes qui en ont fait l’expérience se murent souvent dans un mutisme profond. Est-ce la raison majeure qui expliquerait que les récits évoquant des rencontres se raréfient ? Ou est-ce que les contacts avec ces différents êtres vaporeux se perdent parce que le vacancier du XXIe siècle se focalise tellement sur le spectacle qu’on lui a vendu qu’il ne voit plus rien d’autre?
On sait par exemple que les elfes sortent de leurs tanières lorsque les aurores boréales illuminent le ciel. Comment voulez-vous cependant que l’individu ensorcelé par le jeu des volutes s’en rende compte ? De plus, ces êtres nains ont l’outrecuidance de se placer dans le dos du touriste – loin derrière – qui photographie une chute d’eau ou le flanc bariolé d’une montagne. S’il est vrai que certains de ces photographes amateurs se retournent sans cesse, ce n’est manifestement pas pour les épier, mais pour s’assurer que leur autocar n’est pas parti en les plantant là !
On dit que les elfes sont plutôt des créatures féminines. C’est inexact. En réalité, les mâles assurent le confort du logis, et par conséquent ces travailleurs de l’ombre ne sont que faiblement exposés aux regards extérieurs. Comme les elfes se devinent plus souvent à leurs ombres qu’on les voit réellement, discerner une ombre dans une autre n’est pas des plus évidents. Mais un œil averti le peut. Leurs compagnes (les fées ?) s’observent plus facilement. Parfois même, elles aiment s’exhiber – furtivement, cela s’entend ! Malheureusement, elles le font désormais en désespoir de cause. Car malgré leur beauté incontestée, les elfes-filles subissent une concurrence sévère : les selfies.
Eh oui; par fierté ou narcissisme, le voyageur contemporain se préoccupe davantage de prouver qu’il a bel et bien été au pays des elfes, plutôt que de chercher à les voir l’espace d’un instant, ou de tenter un éventuel contact avec ces charmants habitants du coin…