A toi, mon ancêtre qui a peut-être existé :
Tu leur racontais que c'était la mer d'Aden, les pirogues des pêcheurs qui partaient à la lanterne. Tu leur disais que c'était au moins un grand bal et que sous la véranda, les hommes enfumaient les plus belles robes du pays. Ça valait autant que les papillons bancs qui s'élevaient en gouttes folles aux aurores d'un Zambèze. Ils s'asseyaient à tes genoux et voilà ce que tu leur disais. Tu t'es peint une vie héroïque, où l'horizon est une insulte pour celui qui ne l'a pas franchi. Et ça te fait plaisir. Ca te rassure même. Ce seront des hommes biens, plein de rêves, avec l'envie d'aller plus loin. Des conquérants en somme. Des hommes biens. Et tant pis pour le reste. Il est temps de jeter le reste au feu, pour toi au moins. Tu voudrais arracher la culpabilité, cette tâche noire tatouée sur l'insigne familiale. Roi ne puis-je, Prince ne daigne. Roi ne puis-je, Prince ne daigne. Contrebalancer la légèreté d'une vie de lettré qui fait le bien en homme bien et fuit sa guerre pour en mener une plus grande. Récolter tous les sons, les dialectes perdus de ces gens, leur amener le Christ et du papier blanc. Et vivre une vie de riche homme blanc qui fait le bien. Et qui sut sous les pales d'un ventilateur. Et qui aide le médecin à vacciner. Et qui sent tout contre ses lèvres l'envie de vomir lui monter, dans un roulis de fond de cale au fin fond d'un sale négrier. Alors tu pries pour qu'ils ne devinent jamais d'où viennent les draps, les meubles, l'horloge et l'argenterie et tu oublies les anciens pour ne parler que de toi. Toi, toi, toi qui raconte que c'était la mer d'Aden en taisant le prix de la vie.
Il y avait sûrement avant toi, avant moi, cet homme dont tu refuses de me parler, ce capitaine la main tendue vers l'horizon qui conduit son vaisseau, qui chargé de canne, qui chargé d'or, qui chargé d'hommes couchés, entassés comme des bois flottés.
J'ai vu quatre cent millions de pieds enchaînés fouler le sable de l'île de Gorée. D'autant que je me souvienne, j'ai senti la peur rôder. J'ai vu à Marie-Galante, sur cette île en réponse à l'autre bout du monde, les mornes où le sang a coulé jusqu'à teinter leur nom de rouge sur les panneaux modernes de signalisation. J'ai entendu le vent siffler dans les feuillages de la canne ces chants oubliés.
J'ai senti l'odeur âcre de la mélasse et du jus de batterie qui brûle tout, peau et poumon, bouillants comme tôle au soleil.
J'ai goûté le rhum, sa douceur volatile aux pieds des flamboyants d'une maison de maître, le sucre raffiné qui filent en grain de sable sous mes pieds, si doux qu'il ferait presque tout oublier.
J'ai rejoint la côte et j'ai prié, aussi chrétienne que je ne suis pas.Prier Marie-Galante et ces autres Marie, faites de la cote d'Adam et d'un peu de cette terre, oubliées habillées de blanc qui dansent la danse pour qu'on oublie jamais qu'un pont d'hommes, alignés, courbés, le dos éreinté du poids de la souffrance, relie ces deux îles et qu'à l'édifice morbide, toi, l'ancêtre au nom oublié à sûrement participé. J'ai plongé pour enterrer tout au fond de la mer la culpabilité de ta peau et de ton époque et j'ai crié pour la couleur noire qui m'habite en des tréfonds éloignés. Pour le déchirement, la douleur des morts et d'une terre arrachée. Au calme de la surface, pas une vague. En place d'horizon, j'ai vu au loin se dessiner une ligne d'espoir vers laquelle je continue de marcher.
Un grand merci à Jean Paul qui m'a guidé au travers de Marie-Galante et de notre Histoire avec justesse et bienveillance.
Informations complémentaires :
Ferry depuis Pointe-à-Pitre : 43 euros aller-retour
Pour une excursion à la journée ou sur plusieurs jours avec Les sentiers de la Canne, contactez Jean Paul Rousseau, guide de Marie Galante.
Tél : 06 90 73 30 56
e-mail : [email protected]