Roman.
Laurent Gaudé, La porte des Enfers. J’ai lu, 2013. 278 p.
Matteo et Giuliana viennent de perdre leur fils de six ans, Pippo, lors d’une fusillade dans les rues de Naples entre deux clans rivaux de la Camorra.
Commence alors pour le couple une souffrance continuelle, l’impression d’être amputé d’une partie de soi et l’état d’hébétude permanent. Petit à petit, Matteo et Giuliana s’éloignent et vivent leur douleur de façon différente. Matteo, chauffeur de taxi, ne travaille plus que de nuit. Des nuits qui sont faites de déambulations et d’errances. Pour oublier. Pour s’enfoncer dans la solitude.
Ceux qui vivaient là, sous ses yeux, à ces heures improbables où le ciel est plus sombre que les pavés, il les reconnaissait. C’était des hommes cassés qui fuyaient la vie ou en avaient été chassés. Il les voyait – tandis qu’il roulait toutes vitres baissées – finir une bouteille avec détresse et pisser sur les pavés sales. « Sont-ils encore vivants ? se demandait-il. Ce sont des ombres qui vont d’un point à un autre. Comme moi. Sans consistance. Cherchant que faire d’eux-mêmes. Ils sont vides et glissent sur la vie. Que ressentent-ils encore ? »
Pour Giuliana, terrassée par la douleur, c’est la colère qui l’habite et elle demande à son mari l’impensable : lui rendre son fils ou lui donner celui qui l’a tué. L’arme pointée sur le visage du meurtrier, Matteo ne parvient pourtant pas à exécuter cette vengeance. Se sentant lâche, il ne peut se résoudre à rentrer tout de suite auprès de sa femme et poursuit son errance dans la ville. C’est là qu’il fait la connaissance de personnages plus étranges les uns que les autres : Graziella, la prostituée travestie, Garibaldo, le patron de café capable de préparer un café pour n’importe quel désir, Don Mazerotti, le curé barricadé dans son église pour empêcher les autorités cléricales de le mettre dehors et le professore Provolone, convaincu qu’il est possible de descendre aux Enfers. Un espoir insensé naît alors chez Matteo : descendre aux Enfers, retrouver son fils et le ramener à la vie… Et ainsi répondre à la supplique de Giuliana.
Laurent Gaudé est l’un des écrivains que j’affectionne tout particulièrement. De son écriture poétique, l’auteur nous livre dans La porte des Enfers un récit fantastique sombre et lumineux, d’une incroyable puissance et d’une rare beauté. Bref, une lecture inoubliable qui nous tient en haleine jusqu’aux dernières lignes. Le roman parle de mort, de deuil, des noirceurs dont les hommes sont capables. Mais toute cette horreur est transcendée par la beauté. La beauté de l’amour d’un homme pour son fils et sa femme. La beauté de l’amitié qui permettra à Matteo de descendre aux Enfers. Laurent Gaudé revisite avec brio le mythe d’Orphée et d’Eurydice et la description des Enfers ne peut que faire écho à L’Enfer de Dante :
Je me souviens des Enfers. Les salles immenses et vides parcourues par le seul gémissement des âmes mortes dans la souffrance. La forêt des goules où les arbres se tordent sous un vent glacial. Je me souviens des cortèges d’ombres entremêlées qui brandissent leurs moignons.