Des livres partout, dans des cartons qui ne sont pas encore déballés, depuis toutes ces années, des livres que tu ne liras pas parce que tu n’en as plus rien à faire. Les livres t’accompagnent mais tu deviens de plus en plus difficile, avec l’âge, avec le temps qui passe et la vie qui prend des formes auxquelles tu ne t’attendais pas, alors tu regardes tout ce matériel d’un air un peu hautain en te disant que tu vas bien finir par faire le tri et bazarder tout ce qui est superflu. Des livres que tu ne liras plus jamais et qui ne serviront pas à la postérité. Ton fils voudra peut-être piocher dedans et naviguer comme toi, en d’autres temps, tu cherchais dans la bibliothèque de tes grands-parents de quoi te nourrir, même si en fin de compte, la lecture, pour toi, ça ne signifiait pas grand-chose. Faut-il lui laisser le choix ? Lui permettre cette porte ouverte au risque de t’encombrer pour rien ? Il fera ses propres choix, lira ce qu’il veut, s’il lit, piochera dans les meilleurs que tu auras gardés comme dans un sanctuaire. Les autres, tu vas les jeter, les donner, ça n’a plus d’importance pour toi. Seuls quelques uns valent vraiment la peine que tu te préoccupes d’eux. En regardant la liste de tout ce que tu as lu ces dernières années, tu te rends compte que tu ne te souviens même pas de certains. Ils se sont comme effacés de ta mémoire, disparus, tombé dans l’abîme (ou dans l’abyme si on a vécu avant 1990), ils ne sont plus rien pour toi et ne te rappelles même plus une époque, ou des odeurs, ou des lumières. Ils sont tombés du côté de l’obscurité.
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Immanquablement, tu finissais par feuilleter les albums de photos qui remontaient à la nuit des temps, à ta nuit des temps, à une histoire antédiluvienne au regard de la tienne et qui semble aujourd’hui encore plus lointaine, comme la vie d’un autre, un illustre inconnu dont tu connais parfaitement la biographie à force d’avoir épluché les documents archivés dans les bibliothèques du savoir universel. Tu deviens Shakespeare à tes propres yeux, tu ne sais même pas s’il a existé et tu finis par fantasmer sa vie parce que tu ne sais pas lire les sources tellement divergentes qu’elles finissent par embrumer ton jugement, comme ta vue d’ailleurs. Ton regard se trouble. Des larmes te montent dans les yeux et tu ne sais plus. Ton histoire se perd.
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Tu retrouves parmi les pages des albums cette photo qui a été prise en Guyane en 1983, comme cette même photo dont tu ne sais pas quoi dire. C’est ton grand-père à l’âge de 57 ans, avec ses belles chemises toujours bien repassées (c’est ta grand-mère qui les lui repassaient). Il porte un paresseux, un aï, et tu es bien en peine de trouver une réponse à cette question ; que fait-il avec un paresseux dans les bras ? Tu n’en sais rien du tout et cela te plonge dans l’abîme encore une fois. Ta grand-mère n’y était pas, elle est bien en peine elle aussi de te répondre. Et ton grand-père a disparu en 2010, il n’est plus là pour te répondre, car au fond, il était bien le seul à savoir. Le drame dans cette histoire, c’est que tu avais déjà posé la question à ton grand-père, plusieurs fois peut-être, mais tu as oublié, tu en as perdu le sens. Encore une fois.
Tu le sens bien embêté de porter l’animal dont on sait que les griffes sont tranchantes comme des rasoirs. Tu le sens à la fois embêté et pas très rassuré, mais regarde comme son regard est vif ! C’est le regard que tu lui verras jusqu’à ses derniers jours, tandis qu’il luttait de toutes ses forces contre la maladie, à bout de souffle.
Pépé…
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Il est temps de remettre un peu d’ordre dans tes affaires, de ranger ton bureau, de trier tout ce que tu as ramené de Thaïlande, des Fisherman’s friend qu’on ne trouve que là-bas, goût cerise, citron, mandarine, mais aussi des sachets entiers d’épices pour préparer le Laab Namtok, cette salade de porc épicée aux herbes fraîches, des centaines de bâtons d’encens, de cette même sorte que les bouddhistes utilisent à outrance dans les temples pour s’attirer les bonnes grâces du sort, et un kilo de lessive dont je ne connais ni l’emballage, ni le nom, cette lessive dont le parfum embaume les arrière-cours des rues de Phangan. Le reste, ce ne sont que des photos et des vidéos, quelques notes et des cheroots pour les soirées chaudes à venir.
Tu reprends doucement tes marques, et ces jours de mars ressemblent aux jours des printemps que tu aimes tant, quand le soleil est encore bas dans le ciel à midi et que tu comptes les heures en tournant les pages d’un livre d’Olivier Germain-Thomas ou de Nicolas Bouvier.
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Le soir arrive dans cette belle journée un peu mouvementée. Tu regardes quelques jours en arrière et tu pourrais te dire que les jours de la semaine dernière avaient une bien meilleure saveur que ces jours-ci, mais non, tu as le mérite de reconnaître qu’on n’a pas vraiment le droit à la mélancolie qui vient après le retour. En plus, tu as la chance d’avoir de belles journées avec toi, le renouveau du printemps, de nouvelles odeurs que tu avais presque oubliées. Arrivé au soir, tu te prépares un Bloody Mary bien épicé au tabasco et poivré, tout en commençant à lire le récit d’un fou parti en Chine en train ; tu te demandes simplement quand est-ce que toi, tu sauteras le pas pour ce genre d’aventures.
Fan Ho, celui qui, jeune garçon photographiait Hong Kong comme d’autres photographient Paris dans les grandes largeurs, a également pris de nombreux clichés de sa ville en couleur.
Fan Ho - Marché de Hong Kong
Istanbul te manque, mais cette privation, et tu le sais bien, est la seule chose qui peut te désaccoutumer de ce que tu y as vécu. Créer en toi le phénomène de manque est le seul moyen pour que tu puisses y retourner sereinement. La dernière fois déjà, tu ne ressentais plus le même attrait, tu n’en as parlé à personne. Le temps n’était pas idéal, il a souvent plu et tu as découvert Istanbul envahie par les hordes de touristes français, ad nauseam… Vit encore en toi le chant du muezzin, expérience ultime qui t’a définitivement soudé à la ville. Les gens que tu y as rencontré te manquent aussi… Emin, Mehmet, Sumru, Sıtkı… Combien de jours, de semaines encore, avant que tu n’y retournes…
Nous marchons en silence. Soudain, s’élève un appel venant de toutes les maisons et des rues de la vieille ville, un seul cri qui se répète comme un tir de mitraillette : Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Allah Akhbar ! Les lampadaires s’éteignent ; on voit à peine les visages ; l’ivresse des mots se propage comme un feu poussé par le mistral tandis que des groupes se forment et convergent vers la place. Des femmes habillées en noir comme des nonnes rejoignent le courant montant : Allah Akhbar ! Puis le chant du muezzin se mêle aux cris ; il saute par-dessus les toits et nous enveloppe. L’islam est une religion de l’ivresse. Une lourde exaltation s’empare de la foule comme si elle était saoule. Elle l’est : de mots et de passion pour Dieu. Contre cette pulsion absolue, aucun rationalisme ne peut jamais avoir de prise, aucun canon ne pourra arrêter ces flots en furie qui se réveillent à la tombée du jour. Nous ne sommes plus des individus faits d’hésitation et d’équilibre, nous sommes un mouvement unanime en marche vers les sources.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
Eminönü, Yeni Camii (Mosquée nouvelle) - 27 juillet 2012 à Istanbul
Tu te rappelles ces derniers jours du mois de juillet 2012, lorsque tu es parti un jour avant tes collègues, persuadés que la semaine se terminait plus tôt… Le soir même tu étais déjà à nouveau dans les rues d’Istanbul à écouter l’ezan retentir au-dessus des flots outremer du Bosphore. Il faisait une chaleur incroyable, sèche, et tu buvais du thé sur la place d’Eminönü en reniflant les effluves âcres des maquereaux que le serveur t’apportait entre deux tranches de pain, le fameux balık ekmek qui te laisse d’aussi bons souvenirs, mais moins encore que le Turşu suyu. Tout te revient, là, ce matin, tandis que devant ton écran d’ordinateur tu tentes de retrouver ces sensations et que tu te perds en te tartinant une tranche de pain au maïs d’une époisse coulante… Ne t’interdis rien, tu as bien raison. Il te suffit simplement de t’ajuster entre les souvenirs vivants et la sensation un peu piquante qu’il te manque quelque chose. Encore une fois, le vide créé le désir, et ce que tu essaies de maintenir vivant.
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La nuit s’éteint et les bruits de la ville reviennent à la réalité, inexorablement. La nuit s’éteint et avec elle, ses rêves qui s’effacent à la moindre paupière qui s’ouvre. Il va falloir retrouver la vie du dehors, regarder bouger les ombres qui s’agitent autour de toi, parfois sans but.
Près d’un confluent, dans un remous un peu agité, on m’indique le lieu où la première femme de Chulalongkorn, sœur des reines actuelles, a péri malheureusement. C’était la plus jolie et la plus aimée de ses jeunes sœurs, qu’il a toutes épousées, selon l’usage. Or, un jour qu’elle se rendait à Bang Pan In, traînée par un remorqueur, c’était au temps où les Siamois n’avaient pas encore l’expérience de la vapeur et du remorquage, son bateau-salon a été renversé. Elle était entourée de sa cour et de ses serviteurs, de tout un peuple qui nage comme le poisson ; mais personne n’avait le droit de toucher à la reine. Scrupuleux observateurs de la loi, ils l’ont laissée se noyer sous leurs yeux plutôt que de mettre la main sur elle. Peut-être son sauveur eût-il payé de la vie sa hardiesse ? Le roi cependant, tout en respectant la coutume et la déplorant sans doute, a dégradé le mandarin qui commandait.
Isabelle Massieu, Thaïlande
Magellan & Cie, collection Heureux qui comme… , numéro 87 , (mars 2014)
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Tu te rends compte en rentrant chez toi, aux abords de la vaste plaine de Montesson, que ce qui te plaît dans ces allers et retours, c’est de passer de l’ordre au désordre. Non pas au chaos, mais au désordre. Tu retrouves les saveurs des rues échevelées dans tes souvenirs, te souviens des fils électriques emmêlés dans un inextricable foutoir, des trottoirs qui n’en sont pas et sur lesquels personne ne marche car même pour faire quelques dizaines de mètres, il y a toujours un deux-roues dans la partie, raison pour laquelle on t’interpelle sans cesse pour te proposer taxi, tuk-tuk, skylab ou même moto-drop… toi qui vas à pied, jalan-jalan comme disent les Indonésiens en bahasa… Ces mondes sont des mondes du désordre, tout tient de guingois, tout branle et chavire, et c’est ce qui te plaît, mais ce qui te plaît aussi, c’est retrouver l’austère rectitude de tes rues et de tes villes, les trottoirs propres, les avenues droites et majestueuses, en comparaison, tu trouves ta ville “flamande” tellement elle est éloignée de ce que tu as connu là-bas, et tu te rends compte à quel point cela te convient, de passer de l’un à l’autre, chacun nourrissant en creux les défauts de l’autre. C’est ce qu’on appelle l’équilibre, quelque chose de l’ordre de l’harmonie, tu l’as trouvé dans l’espace entre ces deux espaces.
Ici le sexe de cette jolie danseuse de Mathura est patiné à cause de l’hommage rendu par tant de visiteurs. Le poète grec qui disait que le marbre ne jouit pas n’était jamais allé de ce côté-ci des montagnes. Je sens la danseuse frémir au doux attouchement. Le gardien ne dit rien, il est du pays.
Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Voilà, cette fois-ci tu peux fêter la fin de tes affaires, tout est réglé, les papiers, les actes, les transactions bancaires. Tout est terminé. Tu bois un fond de Champagne qu’il restait au frigo en imaginant une nouvelle vie, faite de beaucoup moins de contraintes, une vie légère et détachée. Tu en profites pour fêter autre chose ; tu as repris des billets d’avion pour cet été. Et là, ton esprit vagabonde déjà vers de nouveaux horizons…
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Cocon doux. Tu te drapes de tes désirs, le petit matin t’enveloppes aussi dans ses voiles délicats ; la fièvre s’en est allée depuis quelques temps déjà et tu sens en toi une grande santé t’envahir ; la peur de retomber te titille de temps en temps, mais tu essaies de laisser ces pensées dans des Égyptes de l’esprit… Voilà. A la fin de cette semaine, tu vas laisser un peu les choses couler. Tu voulais reprendre pied dans l’écriture, mais tu as d’autres choses à faire ; toujours autre chose à faire et le temps, cette histoire de temps. La prochaine fois tu ne t’endormiras pas et tu profiteras bien mieux. Plus que jamais tu rejettes les râleurs, les inconstants, les geignards qui te hérissent le poil ; laisse-les dans leur marasme, qu’il s’apitoient sur eux-mêmes s’ils ne savent faire autre chose. Ta route est devant toi, elle s’ouvre lorsque le ciel change de couleur au petit matin, entre la nuit et le jour, il n’y a qu’un écart de couleurs.
Une vieille femme m’accueille. Nous ne pouvons nous comprendre mais mon état se comprend aisément. Elle me donne du lait chaud et me couche sur la terre de l’unique pièce. Je m’abandonne ; je sens la fièvre monter.
Elle tire mon sac jusqu’à sa maison puis me rassure avec son sourire édenté. Elle me pose sa main noire et fripée sur le visage. Je me sens bien. Je n’ai plus peur ; elle est là avec ses seins vides qui pendent sous son sari déchiré, ses bracelets sur ses bras ridés, sa main aux veines gonflées, ses doigts calleux qui touchent mon front brûlant. Je lui dis merci et merci dans ma langue. Elle me répond dans la sienne avec des sortes de gloussements car ma manière de parler la fait rire.Olivier Germain-Thomas, La tentation des Indes
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Bouddha décapité (mars 2016) - Thaïlande - Phra Nakhon Si Ayutthaya, Wat Chai Watthanaram - วัดไชยวัฒนาราม
Voilà. La semaine ne s’éternise pas. Elle se boucle comme on attache sa ceinture sur un siège d’avion. Elle se replie doucement comme une serviette à la fin du repas. Tout se calme, tout s’apaise, retombe dans le silence. Tu laisses derrière toi cette semaine pendant laquelle tu auras repris la plume et noirci des pages sur le carnet que tu as ramené de Bangkok. Recouvert d’un tissu de style “Sukhothaï”, doré et ponctué de taches violettes, de petites fleurs blanches qu’on pourrait croire immortelles, il contient toutes tes notes de voyage, modestement rassemblées au même endroit. Tu regardes par la fenêtre et tu comprends vite que ce matin, tu ne verras pas le soleil se lever. L’horizon est bouché par les brumes d’une nuit épaisse, éparse. Il te reste les odeurs de la Chao Phraya, le souvenir des nuits chaudes au bord de la rivière où le silence est de temps en temps brisé par le ronron d’un remorqueur tuberculeux, mais vit en toi également le souvenir des autres pays, des autres rencontres. Tu refermes tout cela comme une boulette de riz dans une feuille de pandan cuite à la vapeur. Un sourire te revient en mémoire, celui d’un jeune moine vietnamien perdu dans la jungle de Bangkok, un sourire à la fois tendre et innocent, une simple ride sur le visage qui contient à elle seule toute l’énigme du monde possible.