Je vais vous raconter l’histoire d’un jeune homme islandais, que je ne connaissais pas, et que je ne connais toujours pas. Je l’ai juste croisé, une seule et unique fois. C’était à Skógar en novembre 2015. Il y a là-bas, juste à proximité de la célèbre chute, un jeune établissement hôtelier, Hotel-Restaurant Skogafoss, adjoint d’un établissement «low cost», propriété du même entrepreneur. On y mange très bien, toute l’année, notamment des filets d’omble chevalier pêchés dans l’étang tout proche. Accompagnés d’une purée spéciale maison, et d’une bière locale, c’était un vrai régal. J’y étais invité par mon ami de longue date, Þorður Tómasson, avec sa sœur, son beau-frère, son neveu et sa nièce. Ce fût ma foi fort bon. Un dîner mémorable. Je recommande sa table.
Nous étions les seuls à table, lorsque ce jeune homme en question est entré, avec tout ou partie de sa famille. Ce jeune homme s’appelait Guðmundur, et il venait fêter en famille ses 87 ans. Il ne parlait pas anglais, pas plus que sa femme, et j’ai bien l’impression que ses enfants non plus. Tout du moins, s’il maîtrisaient la langue de Benny Hill, ils le gardaient bien.
Mais après tout, qu’est ce qui justifierait qu’ils parlent une autre langue que l’islandais, leur langue maternelle, sur leur propre terre, l’Islande ? Mais après tout, quelle est la seule et unique langue officielle de l’Islande ? N’est-ce pas l’islandais ? Où est donc le problème, dans le fait que Guðmundur et sa suite ne parlaient pas l’anglais ?
Et bien, c’est en fait tout simple : dans cet hôtel-restaurant, personne – absolument personne – ne parle islandais. Les employés sont espagnols, roumains, polonais… mais aucun n’est islandais. L’entreprise a misé sur le tourisme international, et a offert une chance inouïe de travailler en Islande a de jeunes (étudiants ou non), originaires de différents pays d’Europe et du monde. Certains diront que c’est «génial», ça permet d’ouvrir les portes de l’Islande à de nombreux jeunes, de leur donner une chance de travailler dans ce magnifique pays, de gagner en expérience…
Certes, mais quel est l’impact sur l’économie et la démographie du pays ? Employer des expatriés a toujours été une très bonne chose, quel que soit le pays concerné. Mais pourquoi 100% ? Le chômage a beau raser les paquerettes en Islande, il existe tout de même. Ce n’est malheureusement pas un cas isolé. De plus en plus d’établissements tournés vers le tourisme international optent pour ce bien curieux choix de banir les islandais. C’est le cas, entre autre, de Bus Hostel, dans la capitale, une enseigne très réputée chez les visiteurs – disons – plutôt actifs et jeunes d’esprit, et qui est surtout célèbre pour y détenir, enfermé, le tout dernier hamburger McDonalds produit sur l’île.
Et donc, Guðmundur, feignant de ne pas parler anglais – j’ai appris plus tard par Þorður qu’il faisait semblant – a eu un mal extraordinaire à se faire comprendre par les serveurs et s’en est remis à Þorður pour la commande. Et pour cause, le menu n’est même pas disponible en islandais ! Après le dîner, j’ai eu une discussion avec Alina, une des employées, originaire de Rzeszow, en Pologne, qui est une ville que je fréquente très souvent. Elle était très sympathique, professionnelle et toujours souriante, mais lorsque je lui ai demandé pourquoi personne ne parle islandais, sa réponse fût aussi glaciale que le vent qui soufflait à l’extérieur. Elle m’a répondu que l’hôtel-restaurant Skogafoss avait été ouvert non pas comme un restaurant pour les islandais, mais pour les touristes internationaux.
C’était son droit, à Guðmundur, de venir fêter son anniversaire dans le restaurant de son choix. C’était son droit, à Guðmundur, de parler islandais en Islande. Et quand j’ai demandé à cette même Alina pourquoi elle n’apprendrait pas l’islandais, elle me répondit que c’était une langue trop compliquée, et qu’avant de venir, elle avait appris l’anglais, elle !