Beautés et mystères de la pénombre en Islande

Ces – satanées – aurores boréales que l’on n’a pas encore aperçues, que l’on traque nuit après nuit et pour lesquelles on fait expressément d’innombrables kilomètres en voiture, la soirée prévue au restaurant, le parcours en motoneige, ou la baignade dans une source chaude lointaine qu’il faut réaliser à tout prix afin d’être sûr de ne pas rater son voyage au cœur de l’hiver arctique ; une kyrielle de buts contenus dans un séjour sans doute trop bref ont la fâcheuse tendance de conditionner le touriste, l’empêchant de savourer calmement des scènes magiques qu’une terre comme l’Islande révèle pourtant magnifiquement. Ayant passé seize mois (en sept voyages) dans cette île en hiver, et vécu la majorité de ce temps sous tente, je n’ai cessé de me délecter de moments simples et singuliers que m’offrait à profusion cette nature somptueuse. Parmi eux, il est une chose que je n’oublierai jamais : la beauté des paysages qui baignent dans la lueur mystérieuse de la pénombre.

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Au début du mois de janvier, le soleil est si bas sur l’horizon qu’il n’apparaît que furtivement dans la longue nuit polaire. En fin de matinée, après un déclin des ténèbres qui dure près de deux heures, la boule de magma surgit soudain, s’élevant de quelques degrés à peine au-dessus de l’océan. D’une lumière rasante, tangentielle, elle caresse et sublime des terres brutes, battues et ciselées par les vents. À 15 heures environ, l’astre du jour disparaît à nouveau du champ de vision, laissant dans l’atmosphère une clarté vive et chaude. Mais déjà, à l’opposé, l’horizon se charge d’une teinte sombre qui présage la nuit. Ce n’est encore qu’une portion du ciel qui a tourné à l’indigo ou au bleu plombé, et pourtant cette lueur s’intensifie sans cesse, s’emparant lentement de la voûte céleste de laquelle se détachent au loin des crêtes cristallines et des montagnes naïvement pointues.

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Contrairement à l’équateur où la nuit tombe presque d’un coup, le crépuscule ici s’étire en longueur. Imperceptiblement, les teintes aériennes se saturent, et des paysages brossés par le froid se transmuent en un tableau fantasque, surréaliste. Bien souvent, la venue de la pénombre assombrit tout, mais parfois aussi, par temps clair, les reliefs illuminés par une lumière indirecte paraissent plus vivants que jamais ; la campagne sauvage est fardée de couleurs veloutées, tandis qu’au loin, les sommets blancs de neige et découpés à l’emporte-pièce tranchent nettement avec les couches de l’atmosphère devenues cérulescentes. Puis, au fur et à mesure que l’obscurité s’installe, le ciel perd de son éclat, dévoilant des millions d’étoiles, et les terres environnantes s’assombrissent jusqu’à se confondre avec le noir opaque de la nuit, à moins que le clair de lune n’en conserve quelques bribes. Combien de fois ai-je vécu la magie de ces moments troublants, bouleversants?

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S’il est vrai que la pénombre de janvier ou de mars peut être assez spectaculaire, celle de l’été est plus discrète, mais non moins merveilleuse ; elle plonge l’île dans une lueur sans teint, douce et tamisée. À cette période de l’année, pour peu que le ciel soit dégagé, le soleil brille durant plus de 20 heures par jour. Dans l’extrême nord de l’Islande et sur l’île de Grimsey, la pénombre est même inexistante pendant le solstice d’été puisqu’à minuit le soleil rebondit sur l’horizon. Tout au long de l’année, la pénombre offre donc des spectacles variés, qui fluctuent également en fonction de la transparence de l’air ou des dépressions atmosphériques. Lorsque le brouillard envahit les reliefs, ou que le temps est à la tempête, la grisaille ambiante l’emporte souvent sur tout le reste, mais dans la semi-obscurité, à l’orée de la nuit, des décors englacés ou des cônes volcaniques floutés par des voiles évanescents peuvent aussi se révéler plus énigmatiques et fantomatiques que jamais.

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Ces heures de clarté relative qui séparent le jour de la nuit, et qui sont souvent nimbées de pastels aux premiers ou aux ultimes rayons du soleil, je les ai aussi vécues ailleurs, dans les Alpes occidentales, dans les immenses espaces de la pampa en Patagonie, ou en Nouvelle-Zélande. Cependant, c’est aux îles Lofoten en Norvège, ou plus près encore du Cap Nord, dans le froid coupant de l’hiver, que les teintes et l’intensité des couleurs m’ont semblé les plus comparables à celles de la pénombre islandaise. Je suis convaincu que l’aspect si particulier et si fascinant du crépuscule en ces lieux ne provient pas uniquement de la coloration de l’atmosphère due à la distance qui nous en sépare, de la position (cachée) du soleil à ce moment ou de l’angle de vision découlant du lieu d’observation. En Islande comme aux Lofoten, la mer, qui au plus profond de l’hiver n’est pas prise par les glaces, joue un rôle non négligeable dans ce phénomène. Elle influence à sa manière le ciel de sa palette de tons nuancés, allant le plus souvent des bleus de l’encre aux gris cendrés. La superficie de l’Islande étant néanmoins conséquente, il n’est pas rare que ces couleurs profondes se mêlent intimement aux teintes liliales des neiges, réfléchies à leur tour dans un coin de l’atmosphère ou sur de fins voiles nuageux rôdant au-dessus des reliefs. Une alchimie subtile, empreinte d’innombrables mystères, qui surprendra assurément les passionnés de cette île ayant déjà succombé au charme de tant d’autres beautés hyperboréennes.

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