Thong Sala. Thong Sala (ท้องศาลา), à l’ouest de la petite île de Ko Phangan, accrochée à la mer du Golfe de Thaïlande comme un escaladeur désespéré à la falaise qui surplombe la mer. La première fois que j’ai mis les pieds ici, c’était un après-midi, un terrible après-midi d’orage. A peine y avais-je mis les pieds que le ciel s’est fracturé pour se déverser en trombes tropicales sur les rues mal bitumées de cette petite ville faisant office de centre administratif d’une île qui semble dépourvue de tout, sauf de poissons et de calamars. Pas très étendue, elle me fait l’impression d’une ville foutraque, hasardeuse, sans vraiment de sens, avec des fils électriques partout dans les airs et plus de scooters que d’habitants, des vieux hippies imbibés de Chang Beer et de jeunes toxicos tatoués comme des frises incas.
La première fois que je suis arrivé au Pantip Market, principalement actif le soir et la nuit, je me suis dit qu’il n’était pas question que je déjeune quoi que ce soit qui vienne d’ici. Carcasses de canard accrochées par les pattes, macérant tranquillement dans leurs cages de verre en plein soleil, odeurs de poissons tailladés insoutenables, suspendus en plein air, de grillades de boulettes d’une viande à l’origine indéterminée… Finalement, je me laisserai tenter par les petites assiettes de pad thaï préparées sur place, avec sucre en poudre, piment et giclée de jus de citron vert sur des cacahuètes écrasées qui feront le principal de mon séjour ici, mais aussi par les brochettes de boulettes de poulet qui, à peine ingérées, me laisseront presque mort sur le bord du trottoir, à me prendre les tripes d’un mal étrange qui se terminera aux toilettes dans un fracas inimaginable. L’odeur associée au Pantip Market, c’est celle du rance et de l’avarié, mais c’est comme à peu près comme tout, j’imagine, on finit par s’y faire.
Ce premier jour où les rues sont battues par une pluie qui semble ne jamais devoir s’arrêter, je suis pris en otage sous les tôles ondulées d’un hangar où l’on vend des vêtements de toutes les couleurs fluorescentes qu’il est possible d’imaginer, sans quoi que ce soit pour me protéger de la pluie. Il fait une chaleur de fournaise sous les tôles et l’air ne circule quasiment pas. La pluie parvient à peine à dissiper l’atmosphère lourde et grasse. Je réussis à m’enfuir d’ici après avoir acheté un ballon en rotin pour mon fils, du baume du tigre et un pendentif en forme de médaille où prie en silence un bouddha debout.
Un de ces jours, je mange dans ce marché de nuit, sous la grande halle qui sert à se protéger des averses aussi fréquentes que massives, du poulet épicé et du jus de mangue glacé. Une jeune fille à peine en âge d’avoir des enfants débarrasse et nettoie les tables avec sa petite fille dans les jambes, à peine haute comme deux pommes. L’endroit est bruyant et sale ; un vieux baba chante du Bob Marley avec sa guitare en passant au milieu des tables, et un harmonica en travers de la bouche, qu’il ne sait visiblement pas utiliser. Je me rends compte qu’il n’y a pas un seul Thaï sous ce hangar ; je n’ai rien à faire ici, ce n’est pas mon monde et je ne veux surtout pas être assimilé à cette foule dans laquelle je ne me reconnais pas. Je quitte cet endroit qui doit certainement donner l’illusion à tous ces Américains et Allemands qu’ils sont ici au cœur de la Thaïlande authentique, toujours dans l’entre-soi, même à l’autre bout du monde.
Thong Sala, c’est un port « international » dans lequel trône un navire militaire, enfermé dans une rade, à dix mètres de la plage. Je rentre dans la nuit en taxi, accompagné du chant des crapauds qui s’égosillent dans les ténèbres et d’une lumière bleue accrochée aux montants du pick-up transformé en taxi-brousse, donnant à la nuit un air magique et irréel.
Voilà, c’est ça Thong Sala. Ce n’est pas grand-chose, juste une petite ville pus grosse que les autres, d’où partent des petits bateaux depuis son port international pour rejoindre Ko Samui, Ko Tao, et même le parc national de Mu Ko Ang Thong. Il n’y a rien à voir ici. Quelques petits temples sans intérêt, la mer du Golfe de Thaïlande qui s’étend sur l’horizon, des marchés où prend à la gorge l’odeur insoutenable des calamars séchés et de poissons que je n’oserais pas approcher, mais ce qu’on vient chercher à Thong Sala, c’est autre chose, et ce n’est pas ce qu’y viennent y chercher tous ces vieux Allemands à la peau burinée par le soleil, attendant leur mélanome sous les feuilles de bananiers ; on vient y chercher les produits de première nécessité pour ensuite retourner dans son paradis caché de tous, une fois de temps en temps.
C’est la nuit que Thong Sala a le plus de charme, parce qu’enfin, charmante comme un enfant, il est plus agréable encore d’attendre qu’elle se soit endormie pour profiter de son silence.
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