J’ai découvert par hasard les vagabondages islandais de Pierre-Alain Treyvaud. Le hasard fait parfois bien les choses. Les Éditions Favre, sa maison d’édition, m’ont transmis ses coordonnées et j’ai pu lui écrire afin de lui proposer cet entretien à distance après qu’il m’eût adressé son livre.
Vagabond d’Islande séduira les véritables aventuriers…
Parce qu’il est beaucoup question de tente géodésique, de crampons 10 pointes ou de pelle à neige, Vagabond d’Islande ravira les initiés. Je veux dire que de mon point de vue, et bien qu’il puisse se lire comme un roman d’aventure, l’ouvrage de Pierre-Alain Treyvaud pourrait bien devenir une, sinon la référence pour les adeptes de randonnées, treks et autres explorations hivernales en Islande, tant les récits de ses 7 séjours sur l’île (sur une période de 30 ans) abondent en descriptifs précis et détaillés des conditions météorologiques rencontrées, du matériel emporté, des tracés privilégiés, des difficultés surmontées…
…et peut-être aussi les autres !
Je confesse avoir préféré quant à moi les quelques constats et critiques de l’auteur disséminés à travers les détails de son quotidien aventureux. Ils concernent la société de consommation, les dérives de l’industrie touristique locale ou la détestation de la façon dont certains appréhendent la pratique de la « randonnée ».
À vous de vous faire une opinion. Ce livre de 550 pages en couleurs, imprimé sur un papier de qualité et admirablement façonné est disponible sur le site de l’éditeur.
© Pierre-Alain Treyvaud1 – Au tout début de l’avant-propos de votre livre vous listez les raisons qui font que selon vous « personne ne retrouvera les conditions, l’esprit, le degré d’engagement ainsi que certains paysages dans lesquels » vous avez réalisé vos raids islandais. S’il est vrai que vous abordez à plusieurs reprises chacune des ces raisons (« moyens techniques utilisés, transformations survenues dans les coins reculées de l’île… »), l’essentiel de votre récit s’attache à détailler votre quotidien de « vagabond aventurier ». En votre qualité de témoin privilégié, pourquoi, par exemple, n’avoir pas décrit plus largement les conséquences néfastes du tourisme de masse ou les répercussions écologiques de certains choix économiques que d’ailleurs vous critiquez ?
Si mon récit retrace essentiellement mon quotidien de vagabond aventurier, c’est parce que cet aspect de mes voyages est celui qui me tenait le plus à cœur. Le mettre en avant plan était donc primordial. Je suis un témoin privilégié, c’est vrai, et le fait que j’aurais pu développer plus à fond les conséquences néfastes ou les modifications apportées par le tourisme mérite d’être soulevé. Faire une synthèse plus complète, plus précise, et rassemblée sur quelques pages m’a souvent traversé l’esprit, mais posait différents problèmes. D’une part, j’ai grandement pris conscience de ces bouleversements au cours de mes deux derniers voyages dans l’île, en 2010 et 2013, alors que le projet de ce livre était déjà bien avancé. Vu le nombre de pages, et par le fait que certaines de ces informations figurent dans le texte, cela aurait engendré un remaniement partiel du contenu, chose qui n’aurait été envisageable qu’avec une marge de temps suffisante devant moi. D’autre part, bien que les bouleversements induits par le tourisme hivernal soient d’ores et déjà perceptibles, ils ne sont en rien comparables aux impacts que ce mouvement de masse a à la haute saison. N’aurait-il pas été intéressant de réaliser en complément un comparatif entre mon premier voyage estival en 1983 – époque à laquelle le tourisme était encore timide –, et l’engouement que l’île connaît actuellement ? Mais ce choix m’aurait obligé de retourner en Islande durant l’été afin de voir de mes propres yeux ce qu’il s’y passe. Malheureusement, pour les raisons que j’évoque plus loin, c’était impossible à ce moment. En ce qui concerne les décisions économiques du pays et ses conséquences sur l’environnement, je me prononce ainsi parce que les dernières contrées vierges de notre planète disparaissent les unes après les autres sans que l’on se soucie davantage de la nature elle-même, ni des corollaires pour les générations futures. Si l’Islande avait eu davantage besoin du barrage de Karahnjukar, ou qu’elle avait décidé d’en faire un pilier majeur de son économie, elle aurait sans doute géré ce projet différemment. Mais ce n’était pas sa priorité, et « l’île nature » n’a pas hésité à sacrifier son plus beau canyon pour un profit destiné en premier lieu à une entreprise privée, non à la République d’Islande. Au cours de mes deux derniers voyages, j’ai rencontré des Islandais amers, voire franchement excédés par cette décision du gouvernement, et je crois savoir qu’à l’est du pays des mouvements de protestations ont encore lieu actuellement. Cependant, pour être à même de traiter plus largement et plus objectivement ce sujet, et recueillir d’autres témoignages, il aurait été nécessaire que je me rende là-bas et que j’en fasse un but à part entière. Conscient de l’intérêt que présentaient ces deux aspects – tourisme et impacts écologiques des choix économiques – j’aurais sans doute été prêt à effectuer un voyage spécifique dans l’idée d’étoffer un peu cet ouvrage si les événements qui se sont accumulés de mon côté depuis l’automne 2012 n’avaient pas chamboulé mon existence (perte de mon logement ayant entraîné deux déménagements successifs, décès de mon père). Comme un nouveau départ n’était pas envisageable rapidement, je me suis décidé à publier le livre sous cette forme puisqu’un contrat s’est présenté durant l’été 2014.
2 – Bien qu’il soit fort bien écrit, votre ouvrage regorge de précisions et de descriptifs qui lui confèrent un côté journal de bord. En avez-vous tenu un pour chacun de vos raids ou avez-vous une mémoire prodigieusement exceptionnelle ?Je n’ai pas tenu de journal de bord d’une manière systématique ; j’ai seulement pris quelques notes que j’écrivais sur différents supports : petit carnet, dos vierges de feuilles A4 sur lesquelles j’avais les adresses de mes amis en Suisse ainsi que quelques adresses en Islande, mais aussi sur les marges blanches des cartes topographiques, car c’est parfois tout ce que j’avais sous la main au moment où je désirais figer mes émotions ou mes observations (dans le froid, je m’évitais des manipulations inutiles, comme d’ouvrir le sac pour si peu). En ce qui concerne mes raids, il se peut bien que j’aie une mémoire exceptionnelle, mais je précise à ce propos que la logique d’un itinéraire à skis est assez évidente, contrairement à mes voyages où il m’est plus difficile de retrouver avec précision la chronologie de chaque fait ou de chaque lieu visité. L’intensité avec laquelle j’ai vécu ces aventures solitaires au cœur de l’Oreafi a laissé en moi des choses gravées à jamais dans mon esprit, et je pense que les risques encourus (cette réflexion rejoint un peu la question 5), tout comme le fait que j’ai imaginé chaque parcours et organisé ces raids moi-même ont joué un rôle prépondérant dans ce processus. Des années durant, cette foison de souvenirs et d’impressions n’a cessé de me hanter l’esprit et m’a finalement amené à écrire ce livre. Il me manquait par contre certaines dates ou autres éléments clés que j’ai dû rechercher là où c’était encore possible : sur d’anciens passeports que par chance j’avais conservés, sur des cartes topographiques truffées d’annotations diverses, sur des photographies ou sur des diapositives que je n’avais pas numérisées parce qu’elles me semblaient inintéressantes, dans des reportages que j’avais publiés à l’époque, ou même là-bas, en Islande. En 2010 par exemple, j’ai déniché dans le livre d’or d’une habitation de Grimstadir la date précise de mon passage dans ce hameau, écrite 23 ans plus tôt !
© Pierre-Alain Treyvaud 3 – Vos pérégrinations s’apparentent à une quête personnelle, intime, qui confine parfois à la misanthropie. Mais vous ne faites qu’effleurer les émotions et les moments difficiles (de doute, de peur, de solitude…) qui ont jalonné vos traversées. Parti-pris éditorial et/ou pudeur assumée ?Cette question me surprend un peu, parce que je n’ai pas vraiment cette impression d’avoir juste effleuré ces questions. Depuis que « Vagabond-d’Islande » est paru sur le marché, plusieurs personnes m’ont contacté et certaines m’ont félicité sur ma manière – parfois inhabituelle – d’aborder différents aspects, notamment la solitude. Oui, sans doute aurai-je pu évoquer davantage mes doutes, mes peurs. Si je m’y suis refusé, je ne pense pas que ce soit par pudeur, mais je ne voyais pas forcément l’intérêt d’en faire quelque chose de récurrent. Donc, plutôt parti-pris éditorial, mais il ne faut pas non plus s’imaginer que j’ai vécu ces voyages et ces aventures avec des doutes et des craintes en permanence, la peur au ventre, constamment noyé dans une solitude insurmontable. La peur, je l’éprouve parfois de façon plus incisive ou pernicieuse avant un raid qu’une fois celui-ci entreprit, et la solitude peut être davantage un problème chez moi en Suisse que dans la nuit polaire ou en tirant ma luge à travers ces terres balayées par les vents.
© Pierre-Alain Treyvaud4 – À plusieurs reprises, vous évoquez votre fort peu d’attirance pour le monde consumériste actuel en général et pour la société islandaise en particulier dont vous dites qu’elle n’offre guère matière à « dépaysement » par rapport à votre Suisse natale. Peut-on vraiment comparer l’Islande à la Suisse et réduire l’île arctique à ses tendances anglophiles ?
On ne peut sans doute pas comparer l’île arctique à la Suisse, ni réduire le mode d’existence des insulaires aux tendances anglophiles, bien que celles-ci soient quasi omniprésentes en Islande. Toutefois, les rouages qui animent la société islandaise sont relativement similaires à ceux du restant de l’Europe ; on vit dans des habitations modernes et bien chauffées, on achète sa nourriture au supermarché, on se déplace en voiture, les fermes sont – à leur échelle – industrialisées, et on travaille pour gagner de l’argent. Cela peut sembler être une évidence, mais en Patagonie par exemple, où le climat est un peu similaire à l’Islande, j’ai rencontré des gauchos qui passent des semaines dans la pampa avec leurs chevaux à veiller sur leurs troupeaux. Ils n’ont avec eux qu’une ou deux couvertures(s) en laine et leurs ustensiles à maté, vivent dehors, ne connaissent guère les villes avoisinantes et n’ont pas d’assurances sociales. Pour certains même, l’argent est secondaire puisqu’ils sont assez autonomes et subsistent grandement de troc. En ce sens, leur mode d’existence est atypique et m’attire davantage. Pour le reste, bien des choses diffèrent de la vie en Islande du restant de l’Europe ; l’alimentation dans une moindre mesure, leur rapport à l’environnement, leurs croyances, leur façon d’aménager certaines habitations (parfois lié à la géothermie), le fait que l’Islande est toujours à la pointe de la mode et du progrès (j’ai vu pour la première fois de ma vie des prix affichés électroniquement dans une quincaillerie d’Akureyri ! ), mais aussi par le fait que les activités et la vie sociale diffèrent fortement entre l’hiver où la nuit est interminable, et l’été où la clarté est permanente. En outre, la société islandaise doit composer avec le volcanisme très actif, qui pose sans cesse de nouveaux problèmes, mais offre aussi des opportunités. Excepté ce dernier aspect qui me fascine, je n’ai pas a priori d’attirance marquée pour ce mode de vie, et pourtant je me suis toujours senti étrangement bien en Islande, que ce soit à Reykjavik, dans les petits villages côtiers ou dans une ferme perdue au bout de nulle part. Il y a de la magie indicible sur cette terre, et ça, je ne parviens pas à l’expliquer.
5 – Vous insistez sur le caractère singulier de votre démarche et fustigez les personnes qui tantôt usent de moyens et de matériels sophistiqués (radio, GPS…), tantôt se lancent sans entraînement dans ces pseudo raids pour touristes amateurs de sensations fortes. Votre définition de l’aventure s’inscrit dans un cadre très précis dont le risque est une condition déterminante et d’où vous excluez nombre d’apprentis explorateurs qui ne respectent pas vos pré-requis. Pourquoi une telle aversion à l’encontre de ces pratiques ?
En fait, je n’ai rien inventé ; ma définition de l’aventure n’est pas si excentrique qu’elle en a l’air. Je ne fais que suivre et défendre les principes élémentaires de ce qui se pratiquait il y a peu de temps encore. C’est la génération actuelle qui, désirant tout et tout de suite, sans risques majeurs, a transgressé les règles et finalement a conduit à ce que tout soit déformé. Le risque a un aspect éducatif inégalable et procure une intensité singulière à l’entreprise ; par conséquent, il ne peut être dissocié de l’aventure authentique. L’aventure dans son sens originel – ou celle qui s’en rapproche le plus – est une des plus belles écoles de vie, peut-être parce qu’une des plus dures. Mais cette forme de défi, tant physique que psychologique, a subi au cours de ces dernières années un fléchissement notable. L’approche de la nature s’est aseptisée. La technologie permet désormais de se rendre sans risques excessifs au cœur des terres les plus sauvages et de s’en sortir aisément en cas de besoin. Si je déplore ou réprouve l’utilisation de la radio et du GPS tout au moins dans des entreprises à caractère sportif, c’est parce que la banalisation de l’aventure et des espaces vierges par ces expédients n’est guère souhaitable. Aplanir les difficultés intrinsèques à un raid dans le but de rendre ses rêves accessibles est pour moi un non-sens, mais aussi un manque de respect envers la nature. C’est à l’homme à s’adapter au milieu, non l’inverse. Je ne pense pas que beaucoup de personnes partent sans entraînement pour un raid hivernal, mais plutôt avec un manque de connaissances spécifiques pour ce genre de voyage et une préparation mentale insuffisante. Cela ne peut s’acquérir que par la pratique. Accepter les composantes originelles de l’aventure tel que je le prône oblige quelque part à franchir les paliers intermédiaires, ce qui permet de mieux se connaître et éviterait sans doute à certains de gros soucis. Mais la tendance est inverse ; pour 15 jours en Islande, on projette tout de suite une grande traversée, un itinéraire spectaculaire prétendument engagé. Avec le portable, la civilisation reste cependant à portée de mains, et le GPS assure le parcours au mètre près… Mon aversion à ces pratiques n’est sans doute qu’une provocation pour animer le débat, car personne d’autre que moi ne semble vouloir le faire, et j’en suis étonné. Bien qu’elles semblent identiques au premier abord, ces deux façons de parcourir les grands espaces divergent grandement, et je pense que l’écart qui existe entre elles est aussi important que celui qui sépare l’escalade sportive où l’on défie l’inconnu en s’adaptant à la structure du rocher, et la via ferrata où des échelons d’acier sont placés dans une paroi afin que le piéton expérimenté puisse connaître l’ivresse de la verticalité. Je comprends parfaitement que l’on cherche à réduire les risques et l’engagement d’un raid, mais dans ce cas il faut aussi accepter que cette grande aventure en autonomie complète à laquelle on prétend si souvent s’en trouve dévalorisée. Malheureusement, la jeune génération ne connaît que ça ! Elle est conditionnée. Je ne réagirais sans doute pas de cette façon si l’on parvenait à clarifier un peu tout cela dans les milieux concernés, à mettre les choses à leur niveau réel en faisant preuve d’un minimum de discernement et de correction. Mais quand je m’entends dire qu’avec ou sans ce matériel cela n’y change rien, ou alors que l’on affirme que sans GPS ce genre d’entreprise n’est pas possible, il est clair que je ne peux pas rester mollement sans prendre position.