✈ Paris / Dubai / Bangkok / Ko Samui / Haad Rin ⚓, ça sonne presque comme une blague, l’histoire d’un road trip dans les airs et sur la mer, plaisanterie impossible à accomplir dans des temps raisonnables. Pourtant, mon objectif était de partir le plus loin possible, plus loin que la Turquie et cette fois-ci ne pas faire semblant de poser les pieds en Asie en prenant simplement un bateau pour passer le Bosphore, ce qui reste au demeurant une expérience unique. Le point de départ est toujours le même ; depuis chez moi. Cette fois-ci, le point d’arrivée, il faut le regarder avec une loupe sur la page un peu jaunie de l’atlas. Pour un peu, on y verrait encore, effacée sous le passage des doigts sur le papier cartonné, la mention « Royaume de Siam »… Siam, pour moi c’était la longue rue qui descend de la place de la Liberté jusqu’au pont de Recouvrance qui enjambe le Penfeld à Brest, dans la rade de l’Arsenal. Siam était un nom qui évoquait l’arrivée en TGV en gare de Brest, et rien d’autre, si ce n’est un film américain un peu nunuche de 1956 avec Yul Brynner et Deborah Kerr…
Siam vient du sanskrit श्याम (syama) qui signifie sombre, en référence au teint foncé des habitants des terres d’Ayutthaya. Rien de tout ceci n’existe plus désormais, ni le Siam, ni le temps des grandes capitales dorées où les Empereurs tout-puissants régnaient sur leurs cheptels d’éléphants blancs, ni même toute les idées reçues qu’on peut se faire sur le pays ; tout y est pire et mieux à la fois.
Comment j’ai choisi la Thaïlande ? Je n’en sais fichtre rien. Simple hasard du calendrier, d’un doigt pointé sur un globe terrestre ou d’un caprice après une soirée trop arrosée. Pourquoi Ko Phangan ? Je ne m’en souviens plus, et peu importe après tout… C’était peut-être bien l’idée qu’on se fait d’une île tranquille, loin du tumulte vulgaire de Phuket et de Ko Phi Phi…
Nous sommes le 2 mars 2013, c’est l’hiver à Paris, il fait froid et sombre et la température ne dépasse pas 3°C la journée. Comme tous les hivers, je goûte ces jours ensoleillés comme des petites perles que j’accroche au collier des jours heureux et je maudis les ténébreux jours de pluie comme autant de cauchemars sans fard. L’aéroport Charles de Gaulle est comme un havre dans lequel je me blottis, dans le terminal 2, une cathédrale métallique et froide au-dessus de ma tête qui me rappelle des souvenirs enfouis, peut-être même jamais vécus, où tourbillonnent des sons improbables, entre les annonces d’embarquement et le ronron puissant de la poussée des moteurs à pleine puissance sur le tarmac gelé. Ce sont encore des histoires d’avions, de voyages et de transits, de correspondances effrénées et d’attentes interminables pendant lesquelles le temps s’allonge sur le divan pour laisser place à toutes sortes de rêveries mystiques que seules les ambiances d’aéroport sont capables d’engendrer.
Il est 20h30 dans la grande salle d’embarquement parsemée de fauteuils confortables donnant sur les passerelles. Les départs m’angoissent terriblement, malgré toute la confiance permise par l’organisation sans faille de toute cette mécanique incroyable, malgré l’horlogerie bien huilée des ouvertures des bureaux d’enregistrement et des portes, des demandes pressantes des agents de sécurité pour contrôler les cartes d’embarquement, malgré le fait que je me suis enregistré en ligne vingt-quatre heures avant d’arriver pour passer le moins de temps dans la queue. Je me sens toujours aussi mal. Cette fois-ci, je pars à 9500 km de chez moi, presque 10 000 si je compte l’arrivée à Phangan, des distances que je n’arrive même pas à concevoir. Rien que de me représenter l’éloignement, je n’arrive plus à me maîtriser, mes jambes tremblent dans l’attente de l’ouverture de la porte, je fais les cent pas sous les verrières arrosées par la nuit d’hiver, reflétant des lumières sans origines. J’achète un magazine sur lequel je suis incapable de me concentrer et j’essaie de m’engouffrer dans les rêveries futures de mon voyage, histoire de dédramatiser. J’ai peur de me perdre, de ne pas revenir, de sentir des forces s’appuyer sur moi pour me détruire, de me faire happer par le gouffre vertigineux qui s’ouvre devant ; l’inconnu me dévaste chaque fois un peu plus et me plonge dans une torpeur sourde.
A quelques mètres de moi s’assoient Chiara Mastroianni et Vincent Lindon, qui feront le voyage eux aussi en classe éco jusqu’à Dubai, à quelques fauteuils de mon hublot, ce qui, je ne sais pourquoi, m’apaise terriblement. Un peu plus loin, un moine orthodoxe, drapé de noir et portant une croix immense sur son plastron (je me demande comment il a réussi à passer les portiques) reste debout, de toute sa hauteur de géant barbu aux cheveux ramassés sous son calot ; Dieu est avec nous, pauvres voyageurs, son représentant nous mènera au bout du monde, si Dieu le veut ! Il est temps d’embarquer, c’est le début du bal des premiers. Bousculades, valises qui roulent sur les pieds… j’attends que le gros de la foule soit passé, rien ne sert de se presser puisque chacun a sa place. Tout le monde ne le sait peut-être pas et s’imagine certainement que l’avion pourrait partir sans eux.
Grande première, je prends un Airbus A380, le phénix des airs, un avion tellement énorme qu’il faut deux plateformes pour monter les trolleys contenant les repas. La connexion à Dubaï est une expérience à elle toute seule. Des kilomètres de couloirs sans fin, des escalators dans tous les sens et des ascenseurs pouvant embarquer une voiture. Sous terre, un métro pour changer de terminal tellement le hub est immense, un duty free à perte de vue et son éternelle grosse cylindrée à gagner à la loterie ; j’imagine qu’on vous l’emballe si vous raflez la mise… On ne se croirait pas dans un pays du Golfe ; tous les employés sont Indiens, Népalais, Pakistanais. Quelques Émiratis se reconnaissent à leur djellaba blanche et à leur keffieh. Je bois un café au lait dans un ersatz de boulangerie Paul où je paie en euros, rendu de monnaie en dirhams émiratis, quelques pièces pour dinette ornées d’une lampe à huile histoire d’alimenter encore un peu plus le cliché « mille et une nuits» ; quelques instants passés sous cette énorme cathédrale de verre en forme de tube d’aspirine, comme une reproduction d’un autre monde en plein désert. Dehors il fait 33°C. Pas le temps de trainer, il faut enquiller les couloirs pour s’approcher au plus vite de la porte d’embarquement. Le pictogramme d’une mosquée semble se faire narguer par une horloge accrochée au mur, arborant fièrement une écriture arabe et le nom de la marque : Rolex. Qui fait le pied de nez à l’autre ?
Au contrôle, c’est une femme qui s’assure que les sacs ne contiennent rien de dangereux. Après les rayons X, elle s’adresse à moi en arabe en me faisant signe d’un air sévère de vider mon sac… complètement, ce que je fais sans rechigner. Tout au fond se trouve mes livres, empilés les uns sur les autres, de telle sorte que cela devait faire une masse compacte au détecteur de métaux. Elle prend mes livres dans la main et les lève d’un air triomphant pour les montrer à son supérieur, en disant « kutub!! ». Le mot fait écho en moi et me rappelle les panneaux d’Istanbul désignant les bibliothèques : kutuphanesi. Je répète après elle « kutub » sans m’en rendre compte ; elle me sourit et me rend mes livres, sauf un. Elle prononce le mot « kitab » en le levant, et le repose sur la pile en répétant « kutub ». Je viens, sans le vouloir, d’apprendre quelques mots d’arabe avec une agent de sécurité aéroportuaire émiratie presque entièrement voilée. Surréaliste.
Le voyage se poursuit dans un Boeing 777-300 dans lequel je regarde Argo et Skyfall sur le petit écran individuel. Je n’ai quasiment pas dormi dans l’Airbus et je n’arrive qu’à fermer les yeux sur cette portion du vol. Dormir en avion est impossible pour moi à cause de la position assise, du bruit, et de tout un tas de choses que je ne maîtrise pas. Pas la peur parce que les vols m’amusent plutôt qu’autre chose, attendant le trou d’air ou le petit cahot qui fera frémir l’échine des passagers qui, l’espace d’un instant, blêmissent en s’accrochant aux accoudoirs. Je sens la fatigue m’envahir, mes sens s’émousser et je commence à devenir nerveux.
J’arrive à Bangkok de nuit, dans un tumulte urbain qui ne me change pas vraiment de mes habitudes. L’air climatisé de l’aéroport me réveille tandis que j’attends ma valise. Au milieu du flot d’étrangers qui attendent au bureau de l’immigration, deux moines bouddhistes attendent on ne sait quoi dans le grand hall réfrigéré. La première pensée qui me vient est qu’ils doivent se cailler sous leurs tissus safran enroulés sur leurs épaules.
Suvarnabhumi (on dit Souwanapoum) est un aéroport immense, une cage d’acier et de verre plantée au milieu des marais, placée sous le regard bienveillant du roi et de la reine et d’immenses statues colorées représentant des démons censés éloigner le mauvais sort des lieux. Une première incursion des croyances bouddhistes dans la vie quotidienne. Je ne suis ici qu’en transit, de passage. Je dois être demain à Haad Salad, sur la petite île de Ko Phangan. Avant de partir, j’ai commandé mon billet auprès de la compagnie nationale des chemins de fer pour rejoindre Surat Thani, mais à mon arrivée à l’aéroport, je reçois un mail qui me dit que ma demande n’a pas pu aboutir car les billets ne pouvaient pas être envoyés (par courrier) à temps pour la date indiquée. Me voici perdu dans une capitale dont je connais rien, ne sachant absolument pas comment rejoindre ma petite île ; je pourrais me sentir angoissé mais je prends sur moi, un peu grisé par cette situation cocasse, tandis que sous mon crâne la fatigue commence à me ronger les nerfs.
Auprès du bureau du tourisme, j’envisage avec la jolie Thaï gainée d’un pantalon de cuir marron tenant le stand toutes les pistes possibles pour rejoindre le sud. Le train… il est possible de rejoindre la gare qui se trouve à l’autre bout de la ville, mais elle me confie que les trains sont toujours en retard et qu’à l’heure qu’il est je risque de rater le dernier départ de nuit pour Surat Thani. Exit le train. Il reste l’avion ; elle me conseille de prendre un billet pour Ko Samui directement avec la compagnie Bangkok Airways, reconnaissable entre toutes avec ses couleurs bleu pastel ; je m’inquiète du fait que c’est peut-être un peu compliqué de trouver une place pour un départ demain matin, mais elle m’assure que je trouverai. Effectivement, au comptoir, je prends mon billet pour le lendemain matin. Me voici sauvé, même si je trouve ça incroyable de trouver un billet d’avion pour le lendemain. Afin de fêter ma victoire sur mes angoisses, je sors prendre l’air sur la voie des taxis. Prendre l’air est un grand mot ; l’air de la nuit me tombe dessus comme une chape de plomb. Un taxi rose s’arrête devant moi et dégueule une vieille poule allemande simplement vêtu d’une robe si courte que je peux voir la naissance de ses fesses énormes quand elle ramasse son sac sur le sol. Habillé d’un jean et de mon blouson, je croule sous leur poids et file aux toilettes me changer pour des vêtements plus appropriés. L’odeur de mon corps pas lavé depuis la veille au matin me répugne, j’ai la peau grasse et suintante de sueur collée, les mains sentant le parfum synthétique des toilettes de l’avion.
Assommé de fatigue, le corps endolori… j’arrive à sourire à une petite fille qui vend du sticky mango rice (riz gluant à la mangue), avise une table dans un des restaurants du mall pour engloutir un tom kha kai qui m’arrache des larmes de désespoir dès la première louchée tellement la soupe est épicée… la soupe de lait de coco et de poulet qui fait chialer… Je finis par trouver une chambre d’hôtel pour l’équivalent de 30 euros à quelques minutes de l’aéroport, dans un bouiboui caché derrière des palissades de bois. Une navette part de l’aéroport pour m’y emmener et m’assure dans le prix de la chambre le retour à l’heure voulue. C’est un petit immeuble criblé de blocs de climatisation accrochés aux balcons, une chambre au sol dallé de pierres cirées comme une patinoire donnant sur la cour, équipée d’une cuisine dans laquelle je peux me faire chauffer un bol de nouilles déshydratées. La fenêtre coulissante couine quand je l’ouvre pour chasser l’atmosphère pesante et humide, mais l’air du dehors sent le marécage et il n’y a pas un brin d’air ; climatisation sur 21°C… je prends une douche pour dénouer les muscles de mon corps fourbu et me débarrasser de la crasse des fauteuils d’avion. Le lit m’accueille dans un grand plouf quand je me jette dessus à poil, sexe à l’air, écrasé par l’émotion qui m’envahit… le corps ruisselant de la pluie de la douche, serviette tombée par terre sur la patinoire… je trempe les draps… les yeux me brûlent, j’ai envie de café, d’alcool, de coups de poing dans la gueule, de m’arracher les bras et les jambes loin du corps pour faire sortir la fatigue, dégainer une arme pour tirer dans les fenêtres… je m’endors caressé par la clim qui balaie la chambre dans son ronron harassant… les poils dansant dans l’air nocturne… les démons de Suvarnabhumi me surveillent… et les cauchemars se succèdent un à un, m’entraînant dans une nuit agitée, un sommeil profond sans repos, à la limite de la folie…
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Nuit sans fin, sans fond, sans fard, un réveil à Bangkok dans une glacière avec le réveil qui beugle dans la petite chambre au plafond bas… la clim a tourné toute la nuit. La tête dans un étau, le corps aussi froid que celui d’un serpent, j’éteins cette soufflerie d’enfer glacé et vais prendre une douche qui n’en finit pas de cracher ses volutes de fumée dans l’atmosphère moite. J’ouvre la fenêtre pour prendre en photo la cour qui ne dit rien de bien intéressant ; la chaleur me tombe dessus et embue l’objectif de l’appareil. Je suis bien à Bangkok. Je l’appelle par son petit nom. Bangkok la folle qui s’appelle en réalité Krung Thep. Ce n’est pas tout, ce n’est pas son nom entier, ce n’est qu’un diminutif, un petit nom plus facile à retenir que Krung Thep mahanakhon amon rattanakosin mahintara ayuthaya mahadilok phop noppharat ratchathani burirom udomratchaniwet mahasathan amon piman awatan sathit sakkathattiya witsanukam prast (กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยา มหาดิลกภพ นพรัตน์ราชธานีบุรีรมย์ อุดมราชนิเวศน์มหาสถาน อมรพิมานอวตารสถิต สักกะทัตติยะวิษณุกรรมประสิทธิ์), ce qui signifie en toute simplicité « Ville des anges, grande ville, résidence du Bouddha d’émeraude, ville imprenable du dieu Indra, grande capitale du monde ciselée de neuf pierres précieuses, ville heureuse, généreuse dans l’énorme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réincarné, ville dédiée à Indra et construite par Vishnukarn ». Je vais me contenter de Bangkok pour l’instant, tant que je ne suis pas en son cœur…
Dans la cour de l’hôtel se trouvent quelques tables auprès desquelles une petite vieille épluche des légumes au-dessus d’une grande bassine en me souriant de sa bouche aux dents noires. Un peu engourdi, la tête pleine de douleurs lancinantes j’avale un grand bol de café clair avec des viennoiseries sèches et des quartiers de mangue et d’ananas qui se calent dans les recoins vides de mon estomac. Un grand costaud rondouillard me regarde en se marrant et me salue en français. C’est un néo-calédonien qui retourne chez lui, en transit avant de repartir pour Nouméa. La navette attend et le chauffeur commence à s’impatienter. Il a la liste des partants pour la navette de 6h00, j’ai à peine le temps de remonter dans ma chambre et boucler ma valise qu’il est déjà en train de frémir dans son uniforme tout froissé.
Dans son van à la clim est poussée à fond, des pendeloques brinquebalent sur le rétroviseur intérieur… je dois sortir mon blouson pour ne pas congeler à nouveau. Ça commence à me fatiguer de passer du froid au chaud sans arrêt… je vais finir par attraper la crève avec leurs conneries. Je ne comprends pas cette fâcheuse de manie de pousser le froid à fond : est-ce pour apporter du confort aux touristes de peur qu’ils ne prennent un coup de chaud ? Je vous le dis tout net les gars, je préfère avoir chaud tout le temps que de passer mes vacances avec une angine confortablement installée au fond de la gorge et une fièvre de tuberculeux. La paysage qui défile est hallucinant. Des marais, des canaux où poussent des laitues d’eau et des nénuphars sillonnent une plaine qui s’étend à perte de vue dans les vapeurs du matin, sous un soleil contraint à se faufiler derrière des nuages d’orage… une lumière jaunâtre tapisse l’air d’une poudre impalpable qui tarde à se lever… une lumière de fin du monde au bout du monde…
Les couloirs de Suvarnabhumi n’en finissent pas, dans les courants d’air des souffleries de congélateur, s’engouffrent sous le niveau des voies de dépôt, contournent des lieux de méditations uniquement réservés aux moines pour finir par déboucher sur un duty free de pacotille ; la connexion sur les lignes intérieures ne mérite apparemment guère plus. J’attends l’embarquement au milieu d’Allemands et de Français tous parfaitement imbuvables et discrets comme des renards en plein repas dans un poulailler. Cela dit, quand je vois le nombre de personnes qui attendent, je pense que ce sera un petit avion ; j’ai visé juste, le car nous dépose devant un coucou que je n’aurais jamais imaginé prendre un jour. C’est un ATR-42 avec les ailes placées au-dessus de la carlingue, qui pue le kérosène craché par une paire d’hélices à six pales. Je sens ma gorge s’étrangler, un voile de peur passer sur mon front… C’est un petit courrier pour 48 passagers, tassés sur des sièges durs comme du bois. Avant de monter, je profite quelques instants de la douce chaleur qui règne sur le tarmac pour me gonfler d’air pur — purifié au kérosène.
Je suis assis à côté d’un bonhomme qui ne parle qu’anglais et qui pue la mauvaise vodka. Avec un peu de chances, je vais avoir droit à la conversation. Son visage buriné et cuivré me laisse penser qu’il passe une bonne partie de l’année au soleil. Une fois l’avion en l’air, porté par ses énormes hélices qui vrombissent à deux mètres de ma tête, les hôtesses ont à peine le temps de servir un plateau de fruits et de samoussas accompagné d’un café clairet et sans goût qui ne risque pas de m’énerver, et de débarrasser avant que l’on ne redescende ; un beau challenge pour un vol d’à peine une heure. Comme prévu, le type tape la causette, ou plutôt parle tout seul ; je sais tout de sa vie, il est Russe, s’appelle Nikolaï et a été champion de tennis… il doit s’imaginer que je suis impressionné alors il continue… me dit qu’il rejoint sa femme qui habite à Samui avec son fils… je ne peux m’empêcher d’avoir de la pitié pour lui car j’imagine que sa femme est Thaï et qu’il vient rejoindre le cortège des vieux garçons sur le retour mariés à de jeunes femmes Thaï qui ont la réputation d’être de vraies pompeuses de fric, paresseuses et infectes… mais l’important pour lui est l’impression qu’il vit un rêve. Il me montre Phangan par le hublot… this is your island… au-dessus de laquelle l’avion passe à basse altitude avant d’atterrir comme un sac à patates sur le tarmac de Samui.
C’est un tout petit terminal à l’architecture exotique, coquet et propre, où je prends un taxi pour Big Buddha Pier, d’où j’espère trouver un bateau pour Phangan. Là encore, je paie mon incurie de n’avoir rien prévu. J’arrive sur un petit ponton dont le prochain départ est dans une heure après avoir trainé mon énorme valise dans le sable et les cailloux… Ici commence un ballet ridicule puisque je reprends un taxi pour Lompraya Pier où je me rends compte qu’il faut réserver une semaine à l’avance pour traverser avec le speedboat. Je reprends le même taxi à qui je demande conseil et qui m’amène sur un autre ponton où il va se renseigner, mais tout est complet jusqu’au soir. Il file comme un taré sur la route pour me ramener sur Big Buddha Pier avant que le Haadrin Queen s’en aille. Le gosier sec, je me prends une bouteille de thé vert Genmaï glacé qui a un goût d’eau de vaisselle… Je manque de vomir mon plateau repas dans l’eau turquoise…
Pour éviter de m’endormir, je fais les cent pas sur le ponton qui s’enfonce dans une mer superbe, d’un bleu délavé par un soleil ravageur et duquel je peux voir le monument qui donne son nom au ponton ; un énorme Bouddha de pacotille assis visible depuis des centaines de mètres à la ronde. Un beau turquoise sur un sable blanc m’entoure sous un ciel menaçant et malgré les nuages qui flottent comme des bouddhas heureux, je sens la morsure du soleil commencer à me picoter l’épiderme. Assis à l’arrière du bateau, je ne profite pas vraiment du voyage et je me laisse bercer par le grondement du moteur diesel jusqu’à m’endormir pour de bon jusqu’à ce qu’on arrive, bousculé par les autres passagers qui se pressent pour récupérer leurs bagages… Je fais pareil en soupirant de lassitude. Arrivé au port d’Haad Rin, je sens que j’ai cuit comme un travers de porc sur la grille du barbecue. Le taxi m’emmène sur des routes escarpées qu’on ne peut gravir qu’en première. Je ne m’émerveille qu’à moitié, les yeux bouffis de sommeil, le cœur au bord des lèvres, devant les innombrables cocotiers pliés par le vent, les buffles d’eau paissant dans les prés, gros comme des hippopotames débonnaires, et les nombreux éléphants enchaînés sur le bord de la route pour le spectacle.
L’hôtel est à portée de main, après une route qui n’en finit pas de zigzaguer pour arriver dans un chemin de terre poussiéreux… le taxi me laisse à l’entrée alors que j’ai encore une centaine de mètres à parcourir ; je commence à en avoir marre, dans mon état je ne suis plus prêt à accepter quoi que ce soit, je me sens au bord de l’évanouissement. Le chemin qui descend à la réception est tellement escarpé que je tiens ma valise à deux mains de peur qu’elle ne dévale la pente jusqu’à la plage. La chambre est simple mais parfaite pour ce que je vais y faire… un hamac est tendu devant la porte coulissante, entre deux canapés moelleux ; j’ai une vue superbe sur la petite anse de Haad Salad dont je profiterai plus tard… je jette ma valise sur le béton ciré et mes vêtements par-dessus, la tête me tourne tellement je manque de sommeil et une fois de plus je me jette sur le lit bien ferme plus nu qu’un ver de sable, haletant, cherchant le sommeil immédiatement comme si je manquais d’air pour respirer.
Après avoir dormi quelques heures, je descends au radar sur la plage, masque et tuba à la main, je plonge dans une eau claire et chaude pour côtoyer à quelques mètres du bord des petits poissons pas vraiment farouches, curieux comme des pies, mais aussi des bernard-l’hermite énormes dans leur coquille et des oursins noirs bardés de pics à brochettes, des coquillages inconnus et des holothuries, ces concombres de mers répugnants à souhait. Je me sèche rapidement et rejoins le restaurant de l’hôtel où je me gave de samoussas épicés et de mojitos que j’enfile les uns après les autres jusqu’à me sentir ivre de fatigue, ivre d’alcool… Il n’y a plus rien, j’y suis, la nuit arrive et le calme se fait entre deux chants d’insectes indéfinissables dont le crissement est parfois étourdissant. Les bateaux avec leurs lumignons verts et jaunes illuminent l’horizon dans le soir tendre et chaud, dans l’air léger qui a cet effet si lénifiant qu’on n’aurait plus envie de partir d’ici. Je ne fais qu’arriver, ce sont mes premières heures ici, des premières heures que je vis à la fois comme un arrêt dans ma course, comme une bénédiction à cause des odeurs de frangipaniers et du rythme doux qui anime les gens du coin et comme une souffrance sourde à cause de la fatigue du voyage qui me ronge et dont je n’arrive pas à me débarrasser.
La nuit est douce, elle plonge ses mains dans le Golfe de Thaïlande et son corps dans le silence tropical, douce et âpre à la fois, elle m’enveloppe de ses bras rondelets pour ne plus me lâcher dans mes cauchemars d’avions et de tarmacs, de retours à la vie d’avant emmêlés avec le cri des geckos et des chiens qui hurlent à la mort. Je m’endors recroquevillé sur mon lit king size, sous les draps rêches frémissant sous les courants d’air de la nuit, baie vitrée ouverte et rideaux tirés, je peux sentir en moi la Thaïlande me remuer les entrailles, son odeur m’enrober comme une dragée… la nuit me fait tomber de mon cocotier…
J’ai voyagé deux jours pour arriver jusqu’ici mais j’en suis déjà à quinze dans mon corps…