En quittant Istanbul, notre destination suivante était Karpathos, une petite île grecque, entre la Crète et Rhodes. N’étant pas sur les circuits touristiques classiques, il nous a fallu deux jours de voyage pour la rejoindre, en passant par Bodrum puis Kos et Rhodes. Ces sauts de puce nous ont permis de découvrir ou redécouvrir ces hauts lieux du tourisme estival. Cela nous a aussi mis sur la route des migrants fuyant la guerre. Notre retour en Europe nous a surpris: après tant de pays traversés, nous ne nous attendions pas à ce que la première chose qu’on découvre en posant un pied sur notre continent, soit une situation humanitaire désastreuse et indigne.
Le passage obligé par Bodrum
Nous avons découvert qu’il n’y a pas de bateau qui part de Istanbul à destination d’une île grecque. Il faut aller plus au Sud de la Turquie, à Bodrum. Les 13 heures de bus ne nous réjouissaient pas trop et quand nous avons vérifié les avions, on s’est rendus compte que les offres de dernière minute étaient à peine plus chères, pour seulement 1h de vol! On a sauté sur l’occasion! C’est donc en pleine forme que nous sommes arrivés à Bodrum en fin de journée. Pas de problème pour trouver un petit hôtel près du port.
Notre balade sur les quais nous a permis de découvrir pour la première fois une station balnéaire turque. À vrai dire, elle ressemble à beaucoup d’autres: de beaux bateaux de plaisance, une succession de cafés et restos, des touristes en short qui mangent des glaces en marchant, quelques stands de souvenirs…
Seule la mosquée nous rappelle que nous sommes en Turquie et pas encore en Grèce.
Quelques vestiges autour du port, pour la petite touche historique…
À une extrémité du port, on est dans le coin chic : galerie commerciale avec boutiques de luxe, restos branchés et cabriolets transportant la jeunesse dorée tout en frime. Là, on apprécie moins. Quand l’argent coule à flot et se montre aussi ostensiblement, on a plutôt envie de fuir!
Nous avons acheté en 2 minutes notre ticket pour prendre le ferry du lendemain en direction de Kos : 22 euros et 1 heure de trajet pour rejoindre la Grèce.
Le lendemain matin, chargés de nos grosses valises, nous avons rejoint le port Ces valises qui se sont allégées de tous les guides de voyage et livres semés au fil des pays visités, nous paraissent pourtant toujours plus lourdes. Est-ce le poids des mois passés qui se font sentir sur nos bras? Le poids de tous ces souvenirs amassés qui forment un amas insolite que nous n’avons pas encore complètement intégré?
Le port est vraiment charmant de bon matin. Un café en terrasse. On a l’impression qu’on va faire un petit tour sur un joli bateau. En arrivant aux contrôles des passeports, on réalise vraiment qu’on va changer de pays et rejoindre l’Europe. Il a fallu s’armer de patience. L’ordinateur de notre douanier semblait faire de très longues pauses. L’homme, lui, restait stoïque! Au milieu du traitement du passeport de Benoit, il est parti sans rien dire et est revenu avec un mug de café! On était hilares! Une première! Nous avons ensuite passé la traversée sur le pont du bateau à admirer les environs : une belle mer à perte de vue!
Escale à Kos
Arrivés à Kos, la file des contrôles se divise en deux : européens et non-européens. Pas de doute, on est arrivés à la maison, notre Europe! Depuis qu’on ne vit plus sur ce continent, on se sent encore plus Européens, c’est clairement une part de notre identité. On a appris à apprécier ce que l’Europe offre en terme de sécurité, de démocratie et de Droits de l’Homme. On est heureux que la Grèce qu’on aime tant reste en Europe!
Quand on ressort du port de Kos, on note à peine les vêtements qui sèchent sur les grillages, on remarque qu’il y a beaucoup d’hommes assis sur des bancs et qui ne semblent pas des touristes, il y a aussi quelques tentes, un peu dissimulées dans un coin du port… On comprend que ce sont des migrants.
Notre idée est de trouver le moyen de poursuivre notre route en direction de Karpathos. On va vers un guichet qui se trouve sur le front de mer à 400 m, pour acheter les tickets de ferry. Ce sera un départ 6h plus tard pour Rhodes, une nuit et une journée sur place puis un ferry de nuit pour finalement arriver à Karpathos. C’est plutôt long et compliqué.
Pendant que Benoit est au guichet, je reste dehors pour garder nos bagages. Je peste parce qu’il fait super chaud et que ça va être long d’attendre le prochain bateau. Je veux absolument donner nos bagages en consigne car j’ai vraiment la flemme de les traîner. Toute prise dans mes ruminations de petite fille gâtée qui aime se plaindre, je mets un moment à voir qu’autour de moi se trouvent de nombreux migrants, des hommes qui semblent le regard perdu ou épuisés. Trop habillés avec cette chaleur… Je me retrouve happée par ce que je vois. J’ai envie de leur demander d’où ils viennent, ce qu’ils font là. En fait, je sais qu’ils sont Syriens, je suis l’actualité tous les jours! Mais, ce que je vois à la télévision, cette détresse qui me fait mal au ventre en quelques images, peut-elle être là sous mes yeux dans cette jolie île où les touristes se pressent? Je me sens mal, je me sens nulle avec ma petite robe, mon chapeau d’aventurière et mes grosses valises…
Quand Benoit me rejoint, on repart en sens contraire vers le café du port qui a une consigne à bagages. Là, on voit vraiment que des familles entières sont couchées à même le sol, souvent en plein soleil, sur les quelques pelouses ou sur des cartons. Ils doivent être épuisés pour dormir dans ces conditions. Des groupes entiers marchent… Ils sont plus nombreux que les touristes sur ce front de mer. On ne voit aucun bagage. Pas d’aliments, pas de boissons. Aucun travailleur social. Aucun humanitaire. On est choqués, en colère. Comment peut-on les laisser dans ces conditions indignes? Comment l’Europe peut-elle être si passive? J’ai honte. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce que doit être leur vie quotidienne: comment ils mangent? Qui les soignent? Ils ont vécu des drames avant d’arriver et que trouvent-ils ici? Indifférence? Rejet? J’ose à peine imaginer comment ils se sentent. Pour Benoit, c’est la colère et la frustration qui dominent. Je l’entends répéter « À quoi bon avoir travaillé 17 ans dans l’humanitaire pour assister à ça? », « Que font les professionnels payés pour intervenir dans de telles situations? » « Je sais ce qu’il faut faire, on peut le faire…! » etc…
On sait que nous ne pourrons rien pour eux, ce jour-là. On est de passage et surtout on est en break. On a choisi de s’éloigner de ces réalités, de voir le monde avec des lunettes roses pendant une année. Des paysages somptueux, des monuments anciens, voilà ce qu’on voulait voir et ce qu’on a vu dans chacun des pays traversés. Beauté et légèreté! On assume ce choix.
Alors, on se dit qu’on va essayer de profiter de Kos pendant quelques heures. On choisit de manger sur une petite place abritée par un arbre gigantesque qui nous protège du soleil. Le serveur est enthousiaste d’apprendre qu’on est Français. On évoque rapidement le soutien de la France face à la « crise grecque ». On lui demande alors s’il sait qui s’occupe des migrants, combien sont-ils, etc… Il nous répond en nous parlant des touristes. Il ne semble pas comprendre le mot migrant que l’on s’obstine à répéter. Ou alors, il préfère ne pas en parler.
On se promène dans les ruelles. On a déjà visité Kos il y a 5-6 ans et on est finalement heureux de retrouver cette petite île. Rien n’a changé! On fait quelques photos mais le cœur n’y est pas! On photographie uniquement les bâtiments. On essaie de faire abstraction des adultes qui somnolent par terre au milieu des enfants qui s’occupent avec rien!
Pas de photos du front de mer qui ressemble à un camp de réfugié désorganisé!
Dans l’après-midi, des files de migrants avec une enveloppe à la main passent sur la rue du bord de mer. On se dit, soulagés, qu’on a dû les prendre en charge, leur donner de l’argent ou des coordonnées de centres d’hébergement.
En fin de journée, notre route continue. Nous quittons Kos.
10 jours plus tard
10 jours plus tard, je n’ai pas cessé de penser à la situation à Kos. Sur le tableau sublime de l’île de Karpathos où on se trouve maintenant, des images des migrants de Kos se superposent, par moments.
Pour tenter de me rassurer sur leur sort, j’ai cherché immédiatement des informations via le net. J’espérais découvrir une prise en charge des migrants, me rendre compte qu’au-delà de nos observations désastreuses, des solutions étaient mises en place. J’ai lu de nombreux articles qui n’ont fait qu’aviver ma frustration.
Des chiffres d’abord : Rien qu’en juillet, 50 000 migrants sont arrivés en Grèce. 80 % viennent de Syrie, les autres d’Afghanistan. Ils paient à un passeur entre 1500 et 2000 euros par personne pour embarquer dans un bateau gonflable entre Bodrum et Kos. Actuellement 7000 migrants attendent à Kos. Ils restent en moyenne entre 10 et 15 jours pour obtenir un laissez-passer de 6 mois ( s’ils sont Syriens) pour poursuivre leur route via Athènes.
Derrière ces chiffres, il y a surtout des réalités tragiques. Des personnes qui ont un nom et une histoire. Ils ont vécu une succession de deuils : ils ont perdu leur travail, leur maison, leurs proches, subi les violences de la guerre et/ou des prisons du régime syrien. Ils cherchent simplement à sauver leur vie. Ils prennent de gros risques pour faire cette traversée. Arrivés en Grèce, par une loi absurde, ils doivent faire la queue devant un commissariat pour se faire arrêter et passer une nuit au poste, ce qu’il leur donne ensuite le fameux sésame! Faire la queue pour se faire arrêter!!! En fait, le document leur permet juste de prendre un ferry pour Athènes. Ils devront se débrouiller pour survivre. Rien n’est prévu pour eux alors que la situation dure depuis des mois. Beaucoup de migrants dorment dans un grand hôtel désaffecté sans électricité ni sanitaires, entassés sur des matelas. (un article très complet et un autre ici)
Face au tragique de la situation, il y a toujours des gens qui apportent leur aide. Il y a, à Kos, des personnes qui prennent sur leurs deniers personnels pour offrir aux migrants des repas et le minimum vital. Mais les moyens sont limités et ils appellent à l’aide. ( article BBC)
Et il y a aussi les touristes qui rentrent de Kos et qui se plaignent de leurs vacances gâchées à cause du spectacle désolant des migrants qui campent partout… Certains s’offusquent de ces plaintes, d’autres annulent leurs vacances… Réaction à la fois choquante et terriblement humaine. Chacun a droit à une petite bulle insouciante pendant ses vacances annuelles. ( article)
En quelques jours, la situation s’est médiatisée et a évolué. Le HCR a poussé un cri d’alarme, MSF a commencé des actions. On se dit que cela va s’améliorer.
Et puis, on apprend il y a des policiers qui ont repoussé des migrants par la force à Kos et qu’en réponse, des renforts de police importants ont été appelés. Mais où va t’on? C’est d’aide humanitaire et administrative dont ils ont besoin! (article)
Comble de l’horreur, aujourd’hui, j’apprends que des garde-côtes grecs ont sabordé une embarcation de migrants et les ont laissés sans assistance! ( article) Horreur! Je n’ai même pas envie de commenter!
Et puis quoi?
La colère bouillonne. J’écris ces lignes que je rumine depuis 10 jours. Et puis quoi?
Je sais que je suis trop longue, écrire tout ça ne sert à rien, ne changera rien.
Je m’en veux d’être prise par ces histoires. Je ne découvre pas cette situation. J’ai l’air de jouer à la naïve alors que je sais très bien que tout ça existe depuis longtemps. Depuis des années, chaque documentaire sur les migrants qui risquent leur vie pour rejoindre l’Europe me tord les tripes. Qu’ils soient maliens, afghans ou somaliens, leur destin me touche. Mon impuissance me ronge. Souvent, j’ai eu envie de m’engager auprès d’eux mais je me suis retenue. Je sais qu’on est un bon aidant quand on sait gérer ses émotions. J’ai toujours eu de bonnes raisons de ne pas faire le pas. De bonnes raisons qui servaient avant tout à me protéger.
Alors quoi? Je partage ces lignes avec vous parce qu’égoïstement, je voudrais que vous aussi vous preniez un peu de ce fardeau sur les épaules; que vous soyez choqués, vous aussi, de cette situation indigne. Et puis, je voudrais aussi donner une place à Abu Hassam, Ahmed et leurs compagnons d’exil, leur dire « Je n’ai rien fait pour vous mais je vous ai vu. Vous n’êtes pas des fantômes! J’ai honte de l’Europe qui ne sait pas vous accueillir dignement! »
Merci à ceux qui sont arrivés jusque là dans leur lecture. Les autres sont excusés; ce blog est censé offrir du rêve…
D’ailleurs, dans le prochain billet, je vous parlerai de notre escale à Rhodes.
La parenthèse est refermée.