Un monde flottant : l’abbaye de Beauport (Abati Boporzh)

Publié le 11 août 2015 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

Beauport est comme un conte, un beau poème romantique de fin d’automne, lorsque le vent souffle sa dernière cantate, assis au fond de l’église. L’abbaye est une fronde à la vie austère, avec ses agapanthes qui lancent leurs pompons bleu-violet dans les airs, ses camélias aux tons rouge sang et ses massifs de buis indomptés.

On peut voir l’abbaye depuis la route qui longe la côte entre Paimpol et le bourg inconnu de Plouézec, au lieu-dit Kérity. De là où l’on est, on ne voit qu’une ancienne église de style gothique, au toit effondré, aux ouvertures sans vie, sans vitraux, son âme ouverte aux quatre vents, celui de la terre, mais surtout celui de la mer et des marécages… De loin, l’édifice fait penser à l’abbaye Saint-Mathieu, sise à la pointe du même nom, tout au bout de la terre. Ici, c’est un autre finis terrae qui nous attend, le point extrême entre le monde des vivants et le monde inconnu qui fit tant de veuves dans la région, veuves dont on peut presque voir le rocher depuis les jardins de l’abbaye, le monde de la mer.

Il ne reste ici quasiment aucun toit, à part quelques uns, certainement refaits depuis le temps, mais les bâtiments des moines sont presque tous à nu. On entre ici dans une grande salle qui devait être le réfectoire, par une petite porte sous une arche en plein cintre. De l’herbe sur le sol et par les grandes fenêtres sous d’autres arcs plein cintre recouverts de lichens et de mousses, on voit le jardin formé de quatre grands carrés. Un grand portail aujourd’hui ouvert donne accès à ce jardin qui devait autrefois subvenir aux besoins des gens d’ici. Flanqués de volutes, c’est une belle clôture entre le monde de l’esprit et le monde de la terre. Tout au bout du jardin, un autre portail, fermé celui-ci, donne sur le chemin de terre qui longe la côte et vient lécher les pieds des marécages et des prés salés le long du rivage. On n’est déjà plus sur terre, on est à mi-chemin entre la terre et la mer.

La salle capitulaire est ouverte au vent, indécise entre le fait d’être au-dedans ou au-dehors. Ici et là on trouve des arcs en anses de panier, ce qui n’est pas si commun dans les environs. Il ne reste plus parfois que les montants des fenêtres, taillés dans un beau granit qui résiste au temps, et surtout au climat qui a cet incroyable pouvoir d’en décourager plus d’un. La pierre et l’eau rendrait malade le plus aguerri des Bretons. Ajoutez à cela la solitude des lieux et le froid qui règne dans ces pièces venteuses et votre séjour sur terre devient le plus terrible des châtiments. Les esprits les plus cyniques diraient qu’en rajoutant une bonne couche de prières et de litanies, vous voilà prêts à embarquer pour les limbes plus vite que par la Nationale 12…

On a beau se promener sous les arcs-boutants aux parterres fleuris qui retiennent l’église de tomber, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, on y trouve peu de motifs de réjouissements. Le jardin carré qui devait servir de cloître, là où l’on trouve aussi les lavabos, est entouré d’ombres et la végétation se greffe dans le moindre petit espace vide, accroche ses crampons à la pierre déjà attaquée par les lichens, s’offre le luxe de s’installer où bon lui semble. On regretterait presque le fait que l’église n’ait pas été restaurée avec l’ajout d’un belle toiture en bois massif et en ardoises luisantes sous la pluie du large, mais l’endroit est suffisamment sombre et beau comme cela pour ne pas en rajouter. Et puis ce n’est pas si courant que de trouver de l’herbe grasse sur le sol d’une église.

On se perd dans le dédale des arcs rampants et dans la salle aux belles ogives larges où l’on trouve une grande cheminée qui devait à peine tromper son monde en donnant l’illusion qu’on pouvait chauffer cette immense espace incontrôlable. J’en frissonne sous ma robe de bure rien que d’y songer. Les murs sont attaqués par les lichens noirs et les champignons, signe que rien n’y fait… Dédale de pierre aux fenêtres ouvertes sur la mer, colonnes dont le pied est mangé par les crocosmias et les pivoines, les murs sont alors envisagés par les bignones (campsis radicans) qui n’ont pas encore le loisir de fleurir en ce mois d’avril. Les colonnes de l’église, elles, sont entreprises par les tapis de pervenches aux fleurs délicates et d’un bleu profond. Sous les lierres grimpants et dans les feuillages des hortensias, on imagine entendre le plain chant des moines, pauvres hères condamnés à la vie régulière sous la statue hautaine de Saint Benoît, les tançant de son regard absent et grave avant même qu’ils n’aient commis le moindre pêché connu… Déjà ils sont pêcheurs, avant même d’avoir mis le nez dehors, déjà ils doivent confesser leur existence, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les anciens bandits des grands chemins et autres truands à la petite semaine auront plus de boulot que les autres, mais il faut bien de nouvelles âmes à sauver.

Mélange curieux de roman tardif, de gothique flamboyant hésitant et pas trop marqué (on est chez les frères, tout de même…), de Renaissance bretonne (vraiment particulier ici) qu’on appelle du bout des lèvres « style Beaumanoir », les dentelles de pierre dessinant les emplacements des vitraux font presque figures de fantaisie déplacée.

On peut faire le tour de l’abbaye dans la fraîcheur des débuts de soirée au printemps, en passant par les jardins, en longeant les hauts murs qui plongent leurs pieds dans la fange des marécages. Ici un arbre pousse dans l’eau saumâtre, préfiguration du bayou. Là on imagine parfaitement les nids de moustiques, nappes peu profondes regorgeant de larves prêtes à bondir hors de leur trou.

Beauport s’éteint sur la grève, Beauport nous transporte dans un autre temps, figé, somptueux, austère. Beauport, qu’on appelle Boporzh en breton, est le lieu qui rattache les vivants à leurs morts. Chargé d’histoire, le lieu se prête aux histoires qu’on imagine soi-même pour s’expliquer rationnellement ce qui ne l’est pas. Abbaye les pieds dans l’eau, fantomatique, religieuse jusqu’au bout des ongles, elle sent la dentelle noire amidonnée et les photos jaunies des ancêtres entrés dans les ordres, la relique sous verre, un peu moisie comme un souvenir de Lourdes ramené par un grand-mère très pieuse.

Entrez à Beauport, sortez-en aussi, laissez-vous retenir par ses griffes acérées, son calme impénétrable, loin des atours de la ville et sur la route de Compostelle, laissez-vous la possibilité d’en réchapper, il y fait trop humide pour vos vieilles articulations. Les rhumatismes claquent, les dents aussi. Beauport vous charme déjà, elle vous a envoutée…

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