Un moine, une fleur de lotus à la main

L’année se termine, s’essouffle dans un râle caverneux, comme si elle avait fumé beaucoup trop longtemps tout au long de sa vie. Les matins sont douloureux et se suivent sans vraiment se ressembler, deviennent des petits supplices raffinés à chaque fois que le réveil sonne. Dehors, un soleil de guimauve teinte le ciel de couleurs extravagantes, comme un étal de marché à l’ouverture, un ciel qui se renouvelle sans cesse.
Il me revient en mémoire des odeurs surtout, plus que des images, et pas forcément de bonnes odeurs, mais des odeurs du réel, du quotidien de l’autre bout du monde. L’odeur des petites rues où personne ne passe, l’odeur des routes passantes, battues par la pluie qui tombe comme des coups de fouet sur l’asphalte brûlant, l’odeur des eaux stagnantes au beau milieu de la ville, d’un khlong bouché par une écluse jamais ouverte, où pourrissent en plein air des monceaux de végétaux impossibles à identifier, l’odeur des marchés aux plantes près d’un quai de la Chao Phraya et des milliers de poissons qui croupissent en plein soleil dans des bacs à peine remplis d’eau, l’odeur exhalant de la rivière où se battent des poissons-chats gros comme des silures, dans un fatras de queues et de têtes impossible à imaginer tant qu’on ne l’a pas vu, moment de folie animale où les poissons se montent les uns sur les autres ; spectacle irréel. C’est étrange comment les hommes créent eux-mêmes des odeurs qui n’existent pas forcément dans la nature.
Au milieu de tout ça reste l’odeur inégalable du linge qui sèche derrière un mur en pisé, les fleurs de frangipanier, grandes ouvertes comme des gueules d’animaux assoiffés, dont les pétales blancs se parent d’une jaune qui fait penser à des taches de beurre, la terre ruisselante d’eau au pied des manguiers, l’odeur du petit matin qui se révèle tendrement après une nuit écrasante.
Il reste en moi plus d’odeurs que d’images, et chaque odeur suscite en moi une sensation, un goût en particulier dans la bouche, les souvenirs se transforment en quelque chose de presque palpable. Comme si j’étais assis par terre, le regard vers la terre, tenant entre mes mains une fleur délicate de lotus.

Moine en prière à la pagode bouddhique de Hong Phuc (dite de Hòa giải) 19 rue Hang Than (rue du Charbon) Hanoi, 1936. Photo Ecole française d’Extrême-Orient. Photographe inconnu.