Une photo mystère, une photo mystérieuse. Au beau milieu des albums photos de mon grand-père, des clichés qu’il a pris en Guyane lors de l’unique déplacement qu’il a effectué sur ce petit bout de terre française à l’autre bout du monde, se trouve cette photo. Au beau milieu des photos de paysages, des abords de la base de lancement de Kourou, des photos de fleurs exotiques aux allures de vulves improbablement ouvertes, se trouve ce cliché représentant un homme et une femme à la peau noire, au devant d’une scène qui représente certainement un village forestier au beau milieu de la forêt guyanaise. Peu d’indices, somme toute. Le voyage de mon grand-père remonte à 1983, j’avais neuf ans. Il en rapporté plein de souvenirs, des bouteilles de rhum guyanais, des fleurs en plumes d’ibis pour ma grand-mère, certainement aussi des fruits qu’il ramenait par kilos entiers, des choses aux formes impossibles à décrire et qui faisait mon bonheur de petit garçon. Premier contact par procuration avec un monde que ne soupçonnais même pas.
Il me semble que je suis tombé plusieurs fois sur cette photo en feuilletant les dizaines d’albums photos qu’il y a chez mes grands-parents, et même si j’ai déjà dû poser la question à mon grand père, je n’ai pas le souvenir du pourquoi de cette photo. Je sais qu’il a passé quelques jours dans la forêt guyanaise, qu’il a dormi à la belle étoile et il m’a raconté plusieurs fois combien il avait mal dormi sous ces gigantesques moustiquaires, dans une atmosphère saturée d’humidité et poisseuse, avec tous ces bruits inquiétants, les toucans avec leur cris de bête qu’on égorge et surtout les singes qui se battaient dans les hautes branches d’arbres mastodontes… sans parler des nuées d’insectes géants crissant pendant qu’il essayait de trouver le sommeil.
Cet homme est-il leur guide ? Est-il un chef de village qu’ils ont traversé pendant leur escapade le long du Maroni ? Je n’en sais plus rien, mais connaissant mon grand-père, c’est forcément une de ces raisons. Il a voulu fixer sur la pellicule le visage d’un homme qu’il a côtoyé, forcément. Si l’on regarde attentivement la photo, l’homme porte un de ces maillots de bain tels qu’on pouvait en porter dans les années 70 ou 80. Est-ce l’étiquette qui ressort sur le côté droit ? La ficelle qui pend sur le devant ? Une chevalière est visible sur son annulaire gauche. Il a le cheveu pas trop court, et porte des pattes, une moustache fine. Tout semble dire que l’homme est bien de son époque, mais rien n’indique son identité, ni son statut… Seule sa posture traduit une certaine assurance. Ce mystère restera un mystère, rien ne pourra plus désormais lever le voile.
La photo est passée, jaunie, elle vire au rouge, mais j’aime bien son cadrage, l’instantané de la situation et surtout son mystère insondable. Je viens de la scanner pour la faire basculer du côté de l’éternité. A présent, je peux la remettre à sa place, dans son album, celui qui porte le numéro 07 et dont l’inscription à l’intérieur indique : Guyane, 1983. Je referme l’album, jusqu’à la prochaine photo.
Guyane, 1983