La visite d'Aung San Suu Kyi en Chine n'est pas passée inaperçue. Son séjour fait suite à une invitation du Parti communiste chinois et elle a pu rencontrer à cette occasion Xi Jinping ainsi que le Premier ministre Li Keqiang. La presse officielle chinoise a qualifié cette visite d' " historique " et les médias français parlent de " tournant dans les relations entre Pékin et la Birmanie ". La Birmanie a une frontière commune de 2 000 kilomètres avec la Chine (au niveau de la province du Yunnan) et on comprend que le pays, en plein développement, soit stratégique pour Pékin.
Il est vrai, à première vue cette visite d'Aung San Suu Kyi à Pékin peut surprendre. Aung San Suu Kyi a été reçue avec un traitement habituellement réservé aux chefs d'États, alors qu'elle n'est que leader d'un parti d'opposition. Pékin a donc fait une petite entorse à son principe de non-ingérence dans les affaires internes des autres pays en invitant une opposante politique. Qui plus est, d'un parti nommé la Ligue Nationale pour la Démocratie - pas exactement les idées du Parti communiste chinois donc - et qui est opposé à la junte militaire (cette même junte que Pékin soutenait et qui avait assigné Aung San Suu Kyi à résidence surveillé pendant plus de 15 ans). Sous la junte, les relations entre les deux pays étaient importantes: la Birmanie étant sous embargo européen et américain, le Made in China était souvent le seul moyen pour la population d'avoir accès à des biens de consommations courants (la même chose se passe en Iran). La Chine devenait ainsi le plus gros investisseur en Birmanie, en particulier dans les minerais, le gaz, le pétrole, le bois de teck, le cuivre, etc.
Mais à y regarder de plus près, cette visite n'est pas si surprenante que cela. Désormais le vent tourne pour la junte militaire et tout semble indiquer que le parti d'Aung San Suu Kyi va remporter les prochaines élections de novembre 2015. Ainsi Barack Obama, lors de sa visite en novembre 2014 en Birmanie, a consacré beaucoup plus de temps et d'attention à Aung San Suu Kyi qu'au président birman Thein Sein. Les États-Unis et l'Europe ont levé l'embargo sur la Birmanie et l'hégémonie chinoise est doucement menacée. La Birmanie se retrouve maintenant avec deux modèles de développement différents devant elle: le consensus de Pékin et le consensus de Washington. Le consensus de Pékin est le modèle de développement proposé par la Chine et prône la non-ingérence dans les affaires internes des autres pays, un développement structurel " à la chinoise " (avec la construction de chemins de fer, ports, barrages, hôpitaux, routes, stades, télécommunications, etc. - voir ce qui se passe actuellement en Afrique) ainsi qu'une tolérance pour la corruption. Alors que le consensus de Washington a pour axes principaux le libre-échange, la transparence, la lutte contre la corruption ainsi que la défense des droits de l'homme.
L'invitation d'Aung San Suu Kyi prouve que les Chinois sont pragmatiques: précédemment " ennemi ", son parti est désormais le favori pour remporter les prochaines élections birmanes et il faut faire avec. La Chine sent que les militaires n'en ont peut-être plus pour très longtemps et souhaite ainsi contrer l'offensive diplomatique américaine et garder la main mise sur ses investissements - légaux et illégaux - en Birmanie. Autre avantage pour la Chine: passer par la Birmanie pour ses importations de pétrole venues du Moyen-Orient lui fait gagner du temps et lui permet d'éviter les pirates du détroit de Malacca ainsi que les flottes américaines (à ce sujet voir Le dessous des cartes consacré à la Birmanie). La Birmanie, quant à elle, sait que la Chine jouera un rôle déterminant dans son avenir et souhaite avancer à ses côtés plutôt que contre elle. Du pragmatisme, là aussi.
Mais si la Ligue Nationale pour la Démocratie semble favori pour les prochaines élections, il n'est pas sûr qu'Aung San Suu Kyi puisse pour autant être élue. Effectivement, selon la loi birmane Aung San Suu Kyi ne peut pas se présenter comme candidate à la présidentielle. La Constitution de 2008 (probablement taillée sur mesure par la junte) empêche à un Birman de se présenter s'il est marié avec un étranger ou s'il a des enfants de nationalité étrangère, ce qui est le cas d'Aung San Suu Kyi qui était marié à un britannique et a deux enfants qui ont la nationalité britannique. Et le gouvernement actuel refuse d'amender la Constitution.
En entrant sur la scène de la realpolitik, Aung San Suu Kyi doit maintenant essuyer quelques critiques. Toujours extrêmement populaire dans son pays (voir l'article consacré à ), certains observateurs Occidentaux doutent toutefois de son réel pouvoir de réformer le pays et de son état de santé (elle a désormais 70 ans). D'autres encore la critique vivement pour son absence de prise de position concernant le sort de la minorité musulmane des Rohyingas. Désormais femme politique, elle ne souhaite certainement pas s'attirer les foudres de la population birmane, à plus de 90% bouddhiste. Elle s'attire en revanche l'opprobre des défenseurs des droits de l'homme qui lui reprochent son prix Nobel de la paix de 1991.
L'erreur a peut-être été de croire que parce qu'opposante à la junte militaire elle gouvernerait comme le voudrait l'Occident. Sa marge de manoeuvre est de toute façon limitée. Au vu des récents conflits à la frontière entre les deux pays, resserrer les liens entre la Birmanie et la Chine est, je le pense, une bonne idée.