C’est une zone préservée de l’homme, au nord-est du Vatnajökull. De belles oies cendrées aux petons roses y ont installé leurs nids, à proximité de centaines de leurs congénères ailés : lagopèdes, faucons gerfauts… Quelques rennes, profitant de la mousse qui occupe la plaine, y festoient. Des dizaines de chutes et de cascades jouent la douce mélodie de l’eau qui coule, au rythme du temps qui passe. Kárahnjúkar. J’en parle au présent. Suis-je bête. L’étendue déserte autour de Kárahnjúkar n’est plus. Ou alors rien d’autre que le nom d’un barrage qui a défrayé la chronique il y a près de 10 ans. C’était en 2007, juste avant que l’île implose en raison de l’avidité coupable d’une ploutocratie locale efficace. À l’époque, 15.000 Islandais avaient protesté contre cette horreur, qui a définitivement défiguré la région, submergé des endroits magiques et contraint sa faune à l’exil. En dépit des promesses sans cesse ressassées, sa construction n’a même pas assuré l’emploi des Islandais de la région, la main-d’oeuvre utilisée ayant été acheminée d’Italie.
Une nature islandaise défigurée
En Islande, les projets monstrueux du type « Kárahnjúkar » sortent de terre comme les bubons de la peste. Le lac Lögurinn, traversé par la rivière Lagarfljót, est devenu un bourbier stagnant et sans vie; c’était un lieu réputé pour sa diversité biologique et sa beauté naturelle. La centrale géothermique de Hellisheiði, la plus grande au monde dans son genre, nous-dit on, située entre Reykjavík et Hveragerði, exhale son parfum délicat de dioxyde de soufre, Dans le meilleur des cas, elle contraint parfois les habitants du coin à rester cloitrés chez eux, au gré des caprices du vent. Dans le pire, elle les tue. Pour évoquer les nombreux assauts perpétrés contre la nature et l’ampleur des dégâts passés et à venir, il faudrait plus qu’une chronique.
Il y a quelques années, l’auteur d’un ouvrage sur la nature islandaise, Guðmundur Páll Ólafsson, décédé en 2012, avait déchiré plusieurs pages de son livre afin d’illustrer symboliquement que les sites photographiés avaient été détruits ou submergés, ou en passe de l’être.
C’est un fait : quelle que soit la forme qu’elles prennent, les manifestations d’opposition ne manquent pas. De nombreuses pétitions circulent, implorant les autorités afin qu’elles préservent les espaces sauvages de l’Islande. Les articles 32 et 33 du projet de nouvelle Constitution validé par les Islandais en 2012 et enterré l’année suivante par le président de l’Althing, auraient permis de renforcer cette protection par l’incessibilité des ressources naturelles. Les eaux territoriales par exemple, aujourd’hui aux mains d’une poignée de riches armateurs qui détiennent les quotas de pêche sans aucune contrepartie fiscale, seraient devenus « propriété » du peuple islandais.
Hélas, de telles pétitions, même signées par plus de trente mille personnes, sont systématiquement ignorées par les autorités. Les justifications données par les gouvernants ressemblent à s’y méprendre à un chantage récurrent et néanmoins productif : « pas de barrage, pas d’usine d’alu, pas d’emplois », « pas d’usines d’aluminium, pas d’argent dans les caisses »… Récemment, notre Premier Ministre a réagi aux annonces de préavis de grève en arguant qu’aucune hausse de salaire ne pourrait être envisagée si les projets de barrages n’aboutissaient pas. Il a ajouté la semaine dernière que les Islandais avaient un devoir moral envers les habitants de la Terre, celui de leur fournir de l’électricité propre en exportant l’énergie par un câble sous-marin, et ériger des barrages partout où cela est possible.
Quel curieux monde que le nôtre. Où pour faciliter l’enrichissement massif de quelques-uns, un gouvernement n’hésite pas à saccager son propre pays en prétextant que ces constructions seront pourvoyeuses d’emplois mal payés et génératrices de revenus qui financeront des augmentations de salaires rikikis.
Investir ? Oui, en barrages et en centrales géothermiques. En tours de béton. En quartiers restés déserts. La facture ? On l’envoie aux contribuables, auxquels on impose tout et n’importe quoi.
L’écrivain Andri Snær Magnason a quant à lui écrit Dreamland, dont a été tiré un film, à voir absolument. Ses conclusions ne sont guère favorables au développement de ces centrales, lesquelles desservent les usines d’aluminium. On y suit notamment les négociations du gouvernement islandais avec la direction d’une multinationale d’aluminium. Sur son site, Andri Snær reproduit une affiche diffusée il y a quelques années, à l’occasion de la catastrophique construction de Kárahnjúkar. On y voit les projets de centrales achevés et d’autres en cours, ainsi que les usines d’alu. Depuis, on a conclu encore d’autres contrats avec des géants d’industries polluantes, notamment un grand producteur de silicone, et de nouveaux projets de barrages voient le jour.
Il y a quelques jours, aux fâcheux qui expliquent que le centre du pays vaut du point de vue de l’énergie tant et tant de mille milliards, Andri Snær, répliquait sur Facebook : « Dis-moi combien vaut le kilo de ta grand’ mère, le mètre carré de ta compagne, puis exprime la valeur de ton meilleur ami sur la base du prix des voitures. Sinon, je n’ai pas de repères sur lesquels me baser ».
Pendant combien de temps les touristes profiteront-ils de la nature en Islande ?
Il n’est pas surprenant de voir affluer les touristes, tant l’île est belle. Mais qu’en sera-t-il demain ? La nature en Islande est en péril. Mardi prochain, il y aura un rassemblement devant la maison du Parlement, sous le titre Bylting ! Révolution ! Il y a de quoi. Les armateurs nous ont volé la pêche, les géants de l’alu nous volent notre pays, avec la complicité des hommes politiques ouvertement corrompus. Dans Dreamland, on voit la ministre de l’industrie dire à un représentant de l’alu mondial qu’elle a passé outre toutes les règles pour conclure cet accord. Elle s’en gaussait impunément devant les caméras, fière de son audace. L’obscénité sévit aussi en politique.
En attendant, certains s’indignent qu’un touriste farfelu se soit permis de verser un colorant rose dans le geyser Strokkur. Peut-être serait-il temps de prioriser ses indignations. Qu’en pensez-vous ?