Au large de Dar es Salam
A l’est de la Tanzanie, l’usine « Coca-Cola » grandit à quelques kilomètres du pays des Massaï. Chronique d’une balade à la rencontre de ce peuple semi-nomadique, dont les jeunes membres désertent de plus en plus les villages six mois par an pour découvrir « les bienfaits » d’une « occidentalisation » qui se développe à vitesse grand V.
La mondialisation, on en parle beaucoup mais on la voit peu : en général elle est déjà là, et plus personne n’y fait attention. C’est votre cas si vous utilisez des produits Apple, Nestlé ou Nivéa… Ou alors vous vivez dans un coin si perdu que le monde ne vous a pas rattrapé… et on ne vous connaît pas : vous êtes un Jarawa des îles Andaman, ou un Ayoreo du Pérou. Et vous n’avez pas internet.
Zanzibar, carte postale en mouvement
Entre les deux, il y a ces lieux, souvent « en développement » à marche forcée, où les cultures traditionnelles côtoient de très près les dernières technologies. Et, d’un point de vue européen, ça peut surprendre.
Un Massaï face à la mer
Comme à Zanzibar. Un nom d’île paradisiaque et lointaine. Sans y être allé, difficile de la situer sur une carte. Le tourisme s’y développe mais reste marginal. Seuls les plus férus de plongée sous-marine en ont fait une étape quasi obligatoire.
L’archipel de Zanzibar, c’est cet ensemble d’îles au large de la Tanzanie, en Afrique de l’est. Et le lieu est réputé pour ses eaux turquoise, son sable blanc, et ses épices. Voilà pour la partie carte postale. Pour le reste, l’île a amorcé le virage du XXIème siècle à grande vitesse.
Dar es Salam/Zanzibar: le choc culturel
Février 2012. Départ pour l’île principale, Ungunja. Embarcadère de Dar es Salam, la capitale économique de la Tanzanie. De ce côté-là du pays, pas de doute possible : les taxis sont estampillés… « taxi » ! Banques, distributeurs de billets et magasins bordent des routes bitumées. Une ville. D’Afrique postcoloniale, mais une ville. Avec, comme leitmotiv, des enseignes géantes « Coca-Cola » et « Pepsi » absolument partout : les deux géants de la boisson au cola sponsorisent tout dans ce pays, y compris la Banque centrale de Tanzanie ou les cantines de la police routière, en passant par les écoles. Dar es Salam possède même une usine Coca-Cola, sise sur… Coca-Cola Road.
Jean Rochefort sur le bateau pour Zanzibar
Premier « choc » culturel : je suis sur le ferry depuis cinq minutes, et je remarque une silhouette familière sur les téléviseurs chinois qui parsèment le plafond du bateau : Jean Rochefort. Je suis à 8000 km de la France, et le bateau qui relie Dar es Salam à Zanzibar city diffuse un film avec le célèbre acteur à moustache. Je bloque dessus un moment, avant d’y voir aussi Mr Bean, Emma De Caunes et… un TGV atlantique. La surprise est anecdotique. Après tout, le pays a été colonisé par les Anglais jusqu’en 1964, et les liens sont restés forts avec l’ancienne puissance coloniale.
Mais si la Tanzanie est connue pour l’immuable Kilimandjaro et les immenses parcs nationaux qui l’entourent, elle abrite aussi un des peuples nomades les plus célèbres au monde : les fameux Massaï, ces fameux « guerriers massaï ».
Ils vivent, habituellement, en mode semi-nomade à cheval sur le Kenya et la Tanzanie. Plus éleveurs que guerriers, les Massaïs cultivent la terre et vivent avec leurs troupeaux dans d’immenses espaces plutôt sauvages. Assez éloignés du lieu où je vais les rencontrer… Parce qu’à Zanzibar, on en croise beaucoup. Difficile de les rater : la plupart, ont conservé leur habit traditionnel. Et ils mesurent souvent entre 1,80 m et 2 mètres…
Je me rends dans l’est de l’île, à Uroa. Une zone encore plutôt sauvage, même si les premiers hôtels ont poussé le long des plages, entre les villages traditionnels de pêcheurs. Des vrais. Pas grand-chose à voir avec Saint-Tropez.
Côté tradition, la construction : les bâtiments sont en bois, en terre ou en dur, mais tous sont coiffés d’imposants macoutis, ces toits en feuilles de palmiers séchées, qui mesurent parfois 30 mètres de long et plus de 10 de haut. De la belle ouvrage, mais à remplacer tous les cinq ans. D’ailleurs, les murs aussi : en général, les maisonnettes en terre n’ont qu’une durée de vie limitée. Au bout d’un moment, les habitants en construisent une nouvelle, à côté de l’ancienne, donnant l’étrange impression d’avancer dans des villages à moitié neufs, et à moitié abandonnés.
Quand les Massaï se transforment en travailleurs saisonniers
Des Massaï, il y en a partout. On est pourtant à des centaines de kilomètres de leurs terres… Au fil des discussions, l’explication se dessine, simple : ceux-là, âgés de 20 à 25 ans, sont des sortes de saisonniers. Lors des deux saisons touristiques principales, ils quittent familles, femmes et enfants pour travailler et profiter de l’embryonnaire manne touristique. Souvent, ils deviennent « bodyguards ». Armés de leur tranchante épée, ils accompagnent et ramènent les clients des hôtels alentour. Certains sont employés comme « boys », d’autres comme gardiens de nuit. Ils donnent parfois l’impression d’être utilisés comme caution « couleur locale » par les hôtels.
Sauti (alias Paolo)
La réalité est plus folklorique, dans ce lieu où le tourisme de masse à l’européenne est inconnu. Sur les quelques kilomètres de plages du coin, il doit y avoir une centaine de clients, grand maximum. Dans « l’hôtel » où je loge, en réalité un ensemble de 7 ou 8 petits bungalows pas encore tous terminés, nous devons être quatre ou cinq clients. Normal, l’hôtel, qui a brûlé il y a deux ans, est en cours de « reconstruction ». Il est donc fermé… sauf pour ceux qui sont arrivés ici par hasard ou par le bouche à oreille.
Certains Massaï travaillent effectivement dans des hôtels qui les emploient réellement. D’autres sont plutôt là pour profiter du temps libre, de la plage, du climat… et en échange de quelque argent pour tel ou tel autre petit travail d’appoint, ils se font plaisir. Et le principal intérêt d’être là semble être… de séduire les dizaines d’Italiennes de l’hôtel voisin. Qui, peut-être conquise par l’exotisme des lieux et de ces grands gaillards, se laissent souvent convaincre.
Les Massaï ont leur propre langue (le maa), et parlent parfaitement le swahili, l’une des deux langues officielles de la Tanzanie. L’autre langue utilisée est l’anglais, et ils le maîtrisent plutôt bien. Mais l’italien a leur préférence… Et c’est ainsi que loin de l’Europe, je me retrouve face à des Massaï et des touristes qui conversent à la perfection… en italien.
Mieux : entre autres, j’ai rencontré Ole Sekei, Ole Pazeko, Moleli, Ormediac et Sauti. Qui, une fois la saison touristique lancée, devenaient respectivement Andrea, John, Capero, Andrews et Paolo. Tous, ou presque, donnent systématiquement un faux nom pour mieux lancer la discussion. Italien, la plupart du temps, anglophone parfois, ou tout simplement universel, comme Alois. Certains, comme Ole Sekei, alias Andrea, se font vraiment prier pour donner leur véritable nom.
« La Massaï blanche »
Portrait d'un Massaï saisonnier
L’habit traditionnel est de rigueur, et il est maintenant évident que ce n’est pas pour plaire aux touristes : il est tellement spécial mais tellement pratique et confortable, qu’il n’y a aucune raison d’y renoncer. D’autant qu’il a un accessoire pratique : la ceinture, qui sert à suspendre leur imposante épée. Mais aussi le téléphone portable, dont ils disposent tous depuis qu’ils sont arrivés sur l’île ou sur la côte, la première fois. Et dont ils seraient incapables de se passer aujourd’hui. Certains, comme Ormediac, alias Andrews, ont aussi découvert Facebook et internet. Ils en sont fascinés. D’autant plus quand ils se rendent compte que ça peut permettre de garder le contact avec les touristes de passage…
L’hôtel où je loge est en fait celui où ils passent l’essentiel de leur temps libre, c’est-à-dire, pour certains, tout leur temps. Un vieux billard trône au milieu du « restaurant » (un espace sans murs mais coiffé d’un immense macouti), et ils y excellent. Certains rendent quelques services ici, en changeant des ampoules ou débarrassant les tables, au coup par coup. Oubliez l’univers du contrat de travail, de la feuille de paie, de la comptabilité, des horaires de travail : l’hôtel a beau accueillir des clients, il n’ouvrira qu’en juillet 2012, dans six mois… et les tracasseries administratives resteront probablement à la porte, ici comme dans l’ensemble du pays.
Un soir, l’improbable bar/restaurant situé à côté de mon improbable hôtel a diffusé un film, sur écran géant, sur la plage. En ces lieux où l’électricité saute trois ou quatre fois par jour, où les générateurs sont partout, mais où l’on sait aussi faire sans, l’image est surprenante. Le film choisi tout autant : une version en russe, non sous-titrée, de « La Massaï blanche », l’histoire vraie d’une Suissesse qui tombe amoureuse d’un Massaï, et ira s’installer dans son village. Elle tiendra quatre ans, avant de ne plus supporter les conditions de vie, trop rustiques pour une Européenne de naissance. Surprise, les Massaï présents connaissent tous le film. Ils anticipent chaque scène, en particulier celles où le beau Massaï séduit la belle Suissesse… Les commentaires vont bon train sur le déroulement du film, qu’ils semblent fiers de voir. Il faut dire qu’ils sont plus à leur avantage que décrits comme de « bons sauvages ».
Le parti pris est plus de montrer le fossé entre les deux cultures, que de présupposer que l’une est mieux que l’autre. Les rires gênés fusent lors des rares scènes de sexe, mais tous sont à la fois séduits par la femme et par les images magnifiques de leur propre peuple. Seule la scène de l’excision en fait fuir quelques-uns, les autres affichant leur dégoût ou leur malaise. L’excision a peu à peu disparu de leur culture, et est désormais interdite. Mais le livre dont l’histoire est tirée a 20 ans, leur âge.
Entre spécialités culinaires traditionnelles et ketchup
Repas "traditionnel"
Le lendemain, le même bar improvise une soirée dansante sur la plage. Pendant une demi-heure il n’y a strictement personne, et en quelques secondes, 40 ou 50 touristes et Massaïs débarquent de nulle part. Au programme : Abba, remixé ou non, les Gipsy King, David Guetta… et des « guerriers » massaï déchaînés sur la piste qui enchaînent les titres et les bras des Italiennes avec une facilité à faire pâlir de jalousie n’importe quelle clubber parisien.
Le dernier soir à Zanzibar, il fait un peu plus frais : la saison des pluies approche, et ils sont quelques-uns à avoir enfilé des vêtements occidentaux… par-dessus leur habit traditionnel. Au choix, des maillots d’Arsenal ou de Manchester United, des blousons synthétiques… Ils me proposent de manger avec eux.
Sur la table, le plat traditionnel, le nyama choma. En clair, de la viande bouillie. Peu importe quelle viande, le plat et son nom restent le même : de la chèvre, du poulet, du bœuf, de l’agneau… ou un mélange de tout ça. C’est selon arrivage. Ce soir, ce sera bœuf, à déguster avec le sel et le poivre posés à chaque extrémité du plat. A côté, l’ugali, l’autre plat traditionnel, une sorte de polenta qui tient plutôt bien au corps, a laissé sa place à un grand plat de frites, accompagnées de ketchup Heinz. La discussion s’oriente vers ce qu’ils font ici, ce qu’ils vont faire après.
Là, il leur reste trois semaines à passer dans les parages, et à dormir sur la plage ou à l’hôtel pour ceux qui travaillent. Certains vont rentrer dans leurs familles, en pleine campagne tanzanienne, pour passer la saison des pluies. D’autres caressent plutôt l’idée de rester travailler dans les environs, à Dar es Salam ou ailleurs, mais en finir avec leur vie semi-nomade séculaire. Ole Pazeko, alias John, estime qu’il parle cinq langues. C’est presque vrai : outre le maa, le swahili, l’anglais, l’italien, il parle aussi chinois, pour l’avoir appris à l’école. Une entreprise chinoise s’était installée à proximité de son village, et avait ouvert une école quand il était petit.
Fièrement, autant pour impressionner les touristes que ses propres amis, il lance régulièrement une ou deux phrases en chinois. L’allemand l’espagnol et le français restent des langues marginales, mais dont ils connaissent quelques mots. Autant dire que le maa, ils ne le parlent plus qu’entre eux. Et encore.
Les Massaï et la mode
Une « occidentalisation » en marche
Tous sont conscients que leur culture est forte et unique, et ils y sont particulièrement attachés. Aucun Massaï, de tous ceux que j’ai rencontrés, n’a, par exemple, abandonné sa tenue traditionnelle, son épée, ou ses bijoux de perles. Mais peu à peu, les Massaï « s’occidentalisent » au contact des touristes, des investisseurs, des hôteliers, de leurs ex ou futurs patrons… et du confort que peuvent procurer certaines inventions du monde et qu’ils découvrent au fil de leurs déplacements. Des déplacements qui ne se limitent plus aux contreforts du Kilimandjaro, mais à travers tout le pays, voire plus loin.
Personne ne pourrait leur reprocher de vouloir accéder à autre chose que ce qu’ils ont connu, mais j’ai été pris d’une impression étrange, en me rendant compte que c’était véritablement la première génération à massivement quitter leurs terres, lesquelles leur ont été progressivement enlevées pour y installer des parcs nationaux, ou pour développer l’agriculture. C’est aussi la première génération qui peut profiter d’un tourisme naissant, et donc avoir une alternative au mode de vie traditionnel. Les tentatives des gouvernements kenyan et tanzanien pour faire respecter la frontière entre les deux pays ont aussi poussé à la sédentarisation, un peu forcée, de nombreux Massaï, dont beaucoup ont pâti.
La transition qui a l’air de s’amorcer chez les Massaï m’a rappelé l’histoire de l’Europe, et l’immense exode rural qui a suivi les révolutions industrielles, lorsque peu à peu, les enfants des fermes ont migré vers les villes et abandonné toute intention de reprendre la ferme familiale. Sauf que s’agissant des Massaï, c’est un peuple à part entière, avec une histoire et une culture propres.
Date du reportage : février 2012