Symbole de la Birmanie
New York a sa Statue de la Liberté, Paris sa Tour Eiffel, Rio son Christ salvateur: symboles visuels et culturels qui en viennent à désigner la ville, le pays lui-même. Pour la Birmanie, c’est l’ombre chinoise du pêcheur sur le lac Inle qui en tient lieu.
Le croissant de sa barque posé sur les eaux calmes, en équilibre sur la pointe arrière, coiffé d’un chapeau conique, debout sur une seule jambe et ramant de l’autre jambe prolongée d’une rame, et secouant sans hâte son filet tubulaire.
Autre image d’Epinal que nous offrent les guides de Birmanie: la procession matinale des moines le long du pont de teck d’U-Thein, près de Mandalay – elle aussi en ombres chinoises.
Ou encore: les forêts de pagodes de Bagan, nappées de brume et réveillées par le soleil levant. Toutes ces images, le Touriste se doit d’en prendre une bonne dizaine ou vingtaine de photos, afin de retrouver l’épure du cliché, cette efficacité qui taoïstement tient à la simplicité.
Mais cette image du pêcheur sur le lac Inle a quelque chose que les autres n’ont pas: la légèreté, l’esthétique épurée qu’elle résume ne sont pas anecdotiques. Les jardins flottants qui s’épanouissent sur le lac, en longues bandes semées de tomates ou de fleurs, les piquets de bambou qui les retiennent, les cahutes de bambou sur pilotis qui servent de maison ou d’entrepôt, les paysans à jambes de pirogue, marcheurs d’eau, qui draguent les canaux ou bêchent les jardins comme si la terre et l’eau n’étaient pas en lutte, et la douceur autour du lac: le même calme, la même pureté du geste, la même esthétique de la forme.
Les artisans du lac Inle
Devant cela on oublie les pirogues à moteur et les boutiques de souvenirs qui se cachent. Aussi, les moteurs sont d’abord ceux des paysans qui passent les marchandises; et les souvenirs sont toujours faits main, sans électricité, avec les mêmes méthodes, “ancestrales”, qu’il y a dix ans.
Gestes fascinants pour un prisonnier de l’ère moderne! Tissage au fil du lotus ou de soir: labeur de l’extraction du fil, agilité de ces vieilles femmes qui jouent du métier comme d’un orgue, entre les pédales, la navette… Forges manuelles et leur apogée de sueur: un gamin actionne le soufflet comme un garçon d’église tire une cloche, puis le forgeron sort un fer rouge de sous les braises et le bat. Parfois, sur un ordre muet, ils le battent à trois: cadence impitoyable, rythmée par le choc des muscles, et qui s’interrompt soudain avec le rougeoiement du fer chauffé à blanc. Plus minutieuses, les forges de l’argentier: actionnées d’une seule main, l’argent pur fond dans un petit gobelet, puis travaillé pour un collier ou pour un sertissage. Il y a le travail du bois – des pirogues faites d’un seul tronc de teck, et qui durent une génération; le travail du papier à base de pâte de bambou; le travail des champs, bien sûr aussi ; et la pêche, ce dialogue avec l’étendue…Fragile monde flottant
Et tout ce temps, c’est cette flottaison qui m’obsède, ce “monde flottant”, ukiyo comme le disent les bouddhistes japonais du monde réel… Dans leurs estampes ils veulent rendre l’immanence du monde; et le voici, réel et flottant, éphémère, fertile dans l’instant mais toujours déjà sous la menace d’être englouti… Tel le peintre chinois de Yourcenar, qui fuit le despote dans le tableau qu’il vient de peindre, je dérive entre ces jardins flottants, ces fragiles pilotis, ces barques légères, comme dans une révélation du monde tel qu’il est.Cette disparition, cette menace est au cœur de l’image: sa fragilité fait partie d’elle-même; elle est un monde en équilibre sur la pointe du couteau, entre fragilité et engloutissement. Le tourisme n’en fait pas partie: il menace l’équilibre mais n’y prend pas part.
Que deviendra le lac Inle, d’ici dix ans, quand auront disparu les incitations à travailler pour eux-mêmes ces fascinants jardins flottants? Cette partie du monde qui figure la vanité du reste, cette portion de vie qui se fait estampe, ce coin d’univers où il trahit son immanence ?